furomaju

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2018年8月25日土曜日

Jarry et le Japon 8

[page mise à jour le 28/10/2018]

[au fait, pour ceux que cela intéresserait, le texte intégral de JaJa - Jarry le le Japon est téléchargeable en pdf ici : https://drive.google.com/file/d/1VQ4FS9SLlvNBKN54wdCnueOhEU8ACg0Y/view?usp=sharing]

Présence réelle de Jarry au Japon ? Oui monsieuye !

1. Les traductions de Jarry en japonais (liste complète, 2018) :

『ユビュ王 -戯曲』Ubu roi
Traduit par Takeuchi Takeshi et publié chez Gendai Shichosha en 1965, traduction revue en 1970.
Traducteur par Kubota Han'ya et publié chez Hakusuisha en 1970. • Merdre a été traduit par くそったれ (kusottare). L’épenthèse (ajout d’un phonème à l’intérieur d’un mot) a disparu, le traducteur ayant opté pour un mot comportant une consonne géminée (consonne longue répartie entre la fin d'une syllabe et le début de la syllabe suivante) grâce au hiragana . Choix très pertinent car il permet à l’acteur de faire durer le /o/ la deuxième syllabe aussi longtemps qu’il le souhaite et ainsi de mettre en valeur le coup de glotte du /t/ de la syllabe suivante.

『ジャリ詩集』Choix de poèmes
Poèmes sélectionné, traduits par Miyagawa Akiko et publiés chez Shichosha en 1968.

『アルフレッド・ジャリ』 Alfred Jarry (essai de Jacques-Henry Levesque publié originellement dans la collection “Poètes d’aujourd’hui” de P. Seghers)
Traduit par Miyagawa Akiko et publié chez Shichosha en 1969.

「ケルヴィン卿への二通のテレパシー的書簡」
Deux lettres télépathiques à Lord Kelvin (extraites des Gestes Et Opinions Du Docteur Faustroll)
Traduites par Hisagiri Ako et publiées chez Judith Merril The 11th Annual of the Year's Best SF en 1972.

『超男性』 Le Surmâle 
Traduit par Shibusawa Tatsuhiko et publié chez Hakusuisha en 1975.

『馬的思考』Pensées hippiques (textes extraits de La Chandelle Verte et Faustroll)
• Traduit et commenté par Itō Morio et publié chez Sanrio SF bunko en 1979. Contient les textes suivants :
「巡査の脳味噌」« La cervelle du sergent de ville » 
「現物給与」« Prestations en nature » 
「砂の男」 « L'homme au sable » 
「奴隷女」 « La femme esclave »
「近代的決闘」 « Le duel moderne » 
「事故とカメラマン」 « La photographie des accidents » 
「溺死人の風俗」 « Les mœurs des noyés » 
「ヴィクトリア女王の柩」 « Le cercueil de la reine Victoria » 
「人口調査」 « Le recensement » 
「大尉の大蝦」 « Le homard du capitaine » 
「黒人の植民地パリ」 « Paris colonie nègre » 
「マダム民族の場合」 « Le cas de Madame Nation » 
「ファゲ氏とアルコール中毒」 « M. Faguet et l'alcoolisme » 
「どちらが強いか」 « Les plus forts hommes » 
「カーニバル最後の火曜/« Le Mardi-Gras » 
「エドガー・アラン・ポーの冒険」 « Edgar Poe en action »
「軍隊を守ろう」 « Protégeons l'armée »
「フランスの木々」 « Les arbres français » 
「フジヤマ」 « Le Fouzi Yama » 
「絞首刑」 « Hanging » 
「馬力電車」 « Hippomobilisme »
「女を殴る」 « Battre les femmes » 
「特務曹長とんま」 « L'adjudant Fournaux » 
「ダンスの弾道学」 « Balistique de la danse » 
「暗黒の正体」 « Ce que c'est que les ténèbres » 
「馬的思考」 « Pensées hippiques » 
「法王の存在」 « L'existence du Pape » 
「新しい切手」 « Les nouveaux timbres » 
「いかにしてウイルヘルミーヌ女王陛下と知り合いになったかと
いう話」 « Comment nous fîmes connaissance avec la reine Wilhelmine »
「鉄道事故」 « Accidents de chemin de fer » 
「勇気の定義の試み」 « Essai de définition du courage » 
「ブルノー神父」 « L'abbé Bruneau » 
「被幽閉者十万人」 « Cent mille personnes séquestrées » 
「渡り鳥の大統領」 « Le Président migrateur »
「殉教者の子供たちの保護機関」 « La société protectrice des enfants martyrs »
「英語の勉強」 « L'étude de la langue anglaise » 
「ブリュッセルの国民軍」 « Les gardes civiques de Bruxelles » 
「軍隊における笑い」 « Le rire dans l'armée » 
「食人」 « Anthropophagie » 
「乗合馬車のあとがき」 « Post-scriptum à l'omnibus » 
「ある種の害虫「羽根」について」 « De quelques animaux nuisibles : le volant » 
「歴史の小話」 « Les contes de l'Histoire »
「国旗」 « Le drapaud » 
「自殺と支払い期限の関係」 « L'échéance dans ses rapports avec le suicide » 
「王様の虫様突起」 « L'appendice du roi »
「白鳥の歌」 « Le chant du cygne » 
「死刑廃止論について」 « L'abolition de la peine de mort » 
「彼岸の指導委員会」 « Le comité directeur de l'Au-delà » 
「外用薬」 « Médicament pour l'usage externe » 
「パリ祭と人間供犠」 « Les sacrifices humains du 14 juillet » 
「バーナム」 « Barnum »
「サーベルの廃止」 « La suppression du sabre » 
「憲兵の経験的心理」 « Psychologie expérimentale du gendarme » 
「ある軍人の報告再び溺死者について」 « Communication d'un militaire » 
「遊楽」 « La Mi-Carême »
「切手氏の陥穽」 « Le guet-apens de M. Timbre » 
「毒薬の伝説」 « La légende du poison » 
「タイムマシンの作り方」 « Commentaires pour servir à la construction pratique de la machine à voyager dans le temps » 
 「媒体の性質」 « La nature du milieu »
 「タイム・マシンの論理」 « Théorie de la machine » 
 「機械の描写」 « Description de la machine » 
 「タイム・マシンの機能」 « Marche de la machine » 
 「タイム・マシンから見た時間」 « Le temps vu par la machine » 
「若干のSF小説について」 « De quelques romans scientifiques »
「斜面の自転車競争としてのキリストの受難」 « La Passion considérée comme course de côte »
「悪循環」 « Cercle vicieux » 
「聖処女と小便小僧」 « La Vierge au Manneken-Pis »
「さまざまな賞金」 « Prix divers » 
「パリ・マドリッド自動車競争」 « Paris-Madrid » 
「防腐剤だ防腐剤だ」 « Aseptisons ! Aseptisons ! » 
「別荘生活者の弁」 « Propos de villégiature » 
「診断」 « Diagnostics » 
「マクベス博士」 « Docteur Macbeth » 
「感化院」 « Maisons de correction » 
「轢く歩行者」 « Les piétons écraseurs » 
「新しい黴菌・恐怖を散蒔く病気」 « Le nouveau microbe » 
「インスタント言語」 « Le langage instantané » 
「乗合馬車の狩猟術」 « Plaisir permis » 
「パリ市内での発砲」« Le tir à Paris » 
「公民権について」 « Notions civiques » 
「解決された空中移動」 « L'aviation résolue » 
「人を轢く歩行者の結論」 « Conclusion du « piéton écraseur » 
「死後の賛辞」 « Hommages posthumes »

『フォーストロール博士言行録』 Gestes et opinions du docteur Faustroll
Traduit par Aiso Yoshimasa et publié chez Kokusho Kankōkai en 1985.

『ユビュ王―ComicUbu roi (bande dessinée) Auteur : Franciszka Themerson
Traduite par Miyagawa Akiko et publiée chez Seidosha en 1993.

「フジヤマ」Le Fouzi Yama Traduit par Itō Morio publié par Homma Yuu pour une anthologie de nouvelles en 2002.



2. Art space MERDRE


Tenu par un couple d'artistes franco-japonais, on trouve à Fuchū (banlieue ouest de Tōkyō, à environ 30 minutes de Shinjuku sur la ligne Keiō) un lieu de création artistique nommé MERDRE, en référence directe à la première réplique d'Ubu roi. Merdre, sis dans une grande maison japonaise traditionnelle, accueille concerts, expositions, ateliers divers, et propose aussi des résidences d'artistes (Jean-Louis Costes en avait bénéficié il y a quelques années). La grande déviance musicale (le lieu est connu pour ses concerts de noise et de musique expérimentale), plastique et visuelle y est clairement la bienvenue, c'est une zone interstitielle d'anarchie et de créativité telle qu’il y en a peu au Japon.
J’y ai organisé une petite expo (pour la revue Archimou) fin 2016, avec concert et atelier thérémine. Pendant le concert, je jouais en chaussons, pendant que les enfants de Stéphane et Utako (les gérants de MERDRE) couraient dans tous les sens. La dernière fois que j’ai vu Stéphane, c’était dans une petite salle du quartier de Sakuradai pour un concert de noise : il recrachait de l’alcool ingéré en grandes quantités dans des toilettes connectées à Linux ; des microphones disposés sur la cuvette captaient les bruits de vomi déformés ensuite par logiciel. Peu de temps avant, je l’avais vu à Ogikubo pour une exposition de ses œuvres : il avait reproduit en céramique les zones mozaïquées de films pornographiques japonais, et seulement ces zones.
http://uma-merdre.com/



3. Shinro Ohtake, Monsieur Jarry, Passages Piétons, 2004, 28 pages.



L'artiste japonais Shinro Ohtake a publié un 1993 un curieux livre pour enfants, Jari ojisan, traduit en français sous le titre Monsieur Jarry et publié en 2004 aux éditions Passages Piétons. On y voit un personnage ressemblant à Ubu, un Ubu « mince », sans gidouille et affublé de grosses chaussures de clown, évoluant dans des décors variés avec un alligator pour compagnon, tous les deux à la recherche de la mer. Il y parviendra en suivant un chemin jaune, après s’être rencontré lui-même pendant la nuit et avoir croisé toute sorte de personnages atypiques. L’atmosphère est mi-pop mi-psychédélique, s'installe page après page un onirisme brouillant les repères, et on se laisse emporter par cette drôle de déambulation, légèrement inquiétante. Un livre pour enfants vraiment très chouette, sans aucun rapport avec les fadasseries habituelles, et qui je trouve restitue bien l'esprit de l'enfance, quand le monde n'est que découvertes, questions, effrois et ravissements.

En 1993 Shinro Ohtake crée Monsieur Jarry, le premier livre d'artiste qu'il ait conçu pour les enfants. Hérité du Pop Art, son travail est nourri de la matière du monde ; vieux tickets déchirés, étiquettes, instantanés, vieux journaux ; toute cette matière imprimée agitée par la culture de masse. Cependant ces éléments se laissent à peine deviner; en certaines pages, il est visible que l'album est constitué d'images dessinées au verso vierge de cartons ou de papiers découpés; ces surfaces recomposées de cartons et papiers divers constituent l'arrière plan de la déambulation de Monsieur Jarry. Album narratif, récit minimaliste de la traversée d'une île d'un rivage à l'autre. Le luxuriant décors dont le fouillis évoque celui de la première d'Ubu roi. Monsieur Jarry est un hommage a Alfred Jarry dramaturge de la fin du théâtre et de l'art, précurseur du dadaïsme et de tout ce qui suivra dans l'histoire de l'art du vingtième siècle jusqu'à l'art performatif.
Source : http://zawiki.free.fr/wk/index.php?title=Shinro_Ohtake



4 - Musique jarryque



En musique, le groupe Hikashu ヒカシュー se définit comme groupe de « rock
‘pataphysique ». Hikashu est un groupe mythique de la scène expérimentale japonaise. Il est
mené par le chanteur et théréministe Makigami Koichi. Un des logos du groupe figure une sorte de gidouille roto-relief (les roto-reliefs sont des disques tournant sur eux-mêmes utilisés dans le film Anemic Cinema de Marcel Duchamp, un des premiers exemples d’art optique).
Leur musique a évolué d'une techno-pop-new wave à un grand creuset d’expérimentations en tout genre, allant du jazz au psychédélisme, en passant par le post punk et la pop.

« Nous avons été influencés par les courants expérimentaux de l’époque » rappelle Makigami. « Nous utilisons le mot « ‘pataphysique » pour expliquer notre musique. Le mot a été forgé par l’écrivain français Alfred Jarry et signifie l’étude de ce qui réside derrière la métaphysique - Jarry voyait ça comme une parodie de la science moderne. Nous voulons faire quelques chose qui ne puisse pas être jugé par des standards normaux ».

Source : http://archive.metropolis.co.jp/Tokyo/781/music_beat.asp

Et en effet, leur musique s’avère bizarre, unique, idiote, complètement imprévisible (pouvant même se permettre d’être “classiquement” pop et mélodique à l’occasion) et en ce sens elle est bel et bien ‘pataphysique, c’est-à-dire exceptionnelle.



Acid Mothers Temple アシッド・マザーズ・テンプル, quant à eux, ont intitulé un de leurs albums Pataphisical (sic) Freak Out MU!! en 1999.
Acid Mothers Temple est un groupe de rock expérimental et psychédélique japonais dont le leader est le guitariste Kawabata Makoto. Je ne vois pas exactement le rapport avec la ‘Pataphysique, mais enfin...



5 - Mode



Après la marque de prêt-à-porter japonaise Lautréamont, au tour de Jarry d’inspirer les créateurs de mode au Japon, avec une ligne de vêtements de tuesmontresor (présentée à la Fashion Week 2018) vaguement décalquée d'Ubu roi. Pas très inspiré ni inspirant, et ils auraient pu quand même proposer le balais innommable en tant qu'accessoire. Cela donne quand même quelques idées : une marque de (vieux) slips Pierre Assouline, un salon de visagiste Raphaël Enthoven, de la gomina Florian Zeller, une crème anti-hémorroïdes Michel Houellebecq, un hémétique Éric Zemmour...


Jarry et le Japon 7

Plus risible qu'obscène : le cas² Loti 



Pierre Loti vu par le Douanier Rousseau





Qui lit encore Pierre Loti ? À part deux universitaires et trois fans de Michel Sardou, plus grand monde, à juste titre. Pourtant, récemment, le nom de ce zigomar est réapparu un peu partout dans les médias français. En effet, le « Loto du patrimoine » (devant servir à restaurer une partie du patrimoine en danger) a réuni la somme de 400 000 euros pour sauver la maison de Pierre Loti. La municipalité de Rochefort, propriétaire de la maison, espère la rouvrir en 2023, pour le centenaire du décès de l’écrivain, après des travaux d’environ cinq millions d’euros. À cette occasion, les associations antiracistes ont vu rouge : l’oeuvre de Loti fourmille de clichés immondes, racistes et antisémites - sa maison devrait pour cette raison être retirée du “Loto du patrimoine”. Le président Emmanuel Macron est immédiatement venu prendre la défense de Loto-Loti, en ces termes : "Il y a dans l’oeuvre de Pierre Loti des pages magnifiques, des récits et aussi des propos qui sont condamnables s’ils étaient tenus dans le débat public contemporain. J’ai vu la réaction des étudiants juifs. Il est évident que s’il les écrivait aujourd’hui, on lui ferait une polémique légitime et on dirait qu’il promeut l’antisémitisme, mais il faut regarder notre histoire dans son épaisseur et pas toujours avec les yeux du présent. Il faut savoir rester sur nos valeurs, et la lutte contre l’antisémitisme et toute forme de racisme est un combat de la République mais il ne faut pas avoir des combats anachroniques" De manière similaire, le journaliste Stéphane Bern (celui même qui a lancé l’opération “Loto du Patrimoine”), a pu écrire : “Ma position est simple, je sauve les maisons, pas les réputations. Je ne fais pas d’anachronisme mémoriel.” 

D’accord, alors si je comprends bien, il ne faut pas juger l’oeuvre de Loti depuis notre époque ; il y a prescription, ne nous trompons pas de combat, tout le monde ou presque pensait comme ça, la défaveur dans laquelle il est tombé est injuste, etc. Raisonnement spécieux, car dans ce cas on peut se demander à partir de quand il y aurait prescription, et s’il est vraiment honnête de faire du racisme avéré de Loti (oh pardon : de son “ethno-différentialisme”, sa “pensée inégalitaire et hiérarchisante”, ce n’est pas du tout la même chose [1]) un épiphénomène insignifiant, de le réduire à quelques maladresses d’expression ternissant à peine le lustre de tant de “pages magnifiques”. Mais soit, je m’incline, ne faisons pas d’anachronisme mémoriel : montrons qu’à son époque déjà, Loti se faisait méchamment troller. Je dis bien : troller, ridiculiser, on n'est pas là pour juger ou condamner qui que ce soit, mais pour se moquer des pitres en papier crépon. Loti est en l’occurrence la victime de Jarry, qui en a après sa condescendance éhontée, sa fatuité, le grotesque intégral de sa personne, à mon avis largement supérieur à celui de monsieur Hébert (le prof de physique de Jarry, modèle d'Ubu). Et il le trolle très salement : Jarry a rarement été aussi féroce dans l'ad hominem, Loti était d’évidence sa bête noire, bien plus que Christian Beck ou que n’importe qui d’autre. Notre playboy des fonds marins apparaît dans Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicienpublié en 1911 mais écrit en 1898. Le livre fait le récit du voyage d’île en île d’un groupe composé de Faustroll, de René-Isidore Panmuphle et du singe papion hydrocéphale Bosse-de-nage. Ils rencontreront Loti au chapitre XVII, "De l'île fragrante", dédié à Paul Gauguin. Loti (l'anti-Gauguin, l'anti-exote au sens de Segalen) est le "petit cul-de-jatte" qui apparaît à la fin du chapitre :

Comme l’as débordait des récifs, nous vîmes les femmes du roi chasser de l’île un petit cul-de-jatte, herbu comme un crabe vieillot d’algues vertes ; un maillot de lutteur de foire singeait sur son torse nabot la nudité du roi. Il sautela de ses poings encestés, et du ronflement des roulettes de sa base voulut poursuivre et gravir la plate-forme de l’Omnibus de Corinthe, qui croisait notre route ; mais un tel bond n’est donné qu’à plusieurs. Et il chut misérablement, fêlant sa cuvette postérieure d’une fente moins obscène que risible.  

Moins obscène que risible ? Voilà une définition qui me semble clore tout débat sur Loti. (En passant : pourquoi les surréalistes ont-ils choisi l’estimable Anatole France et pas Loti pour leur pamphlet « Un Cadavre » ? Il y aurait eu tellement de choses à dire). Jarry nous montre qu’on n'est pas obligé de mobiliser des tonnes de moraline, de s'indigner, ou d'en appeler à un "débat serein et scientifique" ; non, on peut faire l’économie de l'esprit de sérieux et tout simplement rire du personnage. On le retrouve dans Faustroll au chapitre XXX au fond d’une fosse septique. Le chapitre est une lecture-défécation (mutilation à tendance scato) du texte de Loti (on a pu parler de "synthèse digestive"), entrelardé d'onomatopées trouvées dans Rabelais :

Brr… brr… brr… brrr… chen… hatsch… Latente Obscure nous quitte… Brrr… brrr… Le pas douloureux a été franchi… brr… brr… L’oubli momentané qu’apporte le sommeil. Un vers. Alors elle va mourir Latente Obscure… Hen… ehen… Il gèle à pierre fendre… impression générale sinistre… brr… brr… elle est déjà à moitié dans l’abîme… hen hen… Larmes amères… le médecin déclare qu’elle ne passera pas la nuit… T’en iras-tu, grenouille ! dans les ténèbres inférieures ? — Elle va finir sa vie (Tambour voilé). Le froid pénètre jusqu’aux os (bis). Plan, rataplan ! (L’évêque fredonne joyeux.) À la suite du régiment, notre fidèle Mélanie, qui est d’une race de vieux serviteurs dévoués, devenus presque des membres de la famille… 

Loti « excite à cagar » ; son texte fait pousser le caca, littéralement et dans tous les sens : texte ennuyeux, qui salit son lecteur, et le pousse à « faire ». Jarry démembre son texte, lui fait dire à peu près ce qu’il veut par effet de montage, et l’intègre à son propre texte : Loti cul-de-jatte au texte tronqué-digéré. (Note : Jarry apparaît ainsi comme l’un des précurseurs, après Isidore Ducasse, du détournement - cut up - sampling - poème express, pratique dont on connaît la fortune tout au long du XXe siècle et dont les richesses sont loin d’être épuisées)
Le chapitre se termine par la mention d'une certaine "Kaka-san", identifiée à Loti : 

— Vous vous appelez Kaka-San ? interrogea au bout d’un temps le petit homme.
— Non, Mensonger, évêque marin, pour vous servir. Pourquoi ?
— Parce que Kaka-San avait fait des choses très malpropres dans sa boîte, pendant le laisser-aller bien pardonnable de la fin.
La partie soulignée est la citation exacte d'un court récit de Loti, La Chanson des vieux époux, publié en 1899 ; un livre ridicule, rempli à ras bord de pathos misérabiliste, qui nous raconte l'histoire d'un couple de clodos japonais de l'époque Meiji.

Kaka-san ! Tout ce qui aurait pu être émouvant (en se forçant un peu) dans cette histoire lamentable est systématiquement ruiné par le choix de ce nom. Impossible de prendre plus d'une minute ce livre au sérieux. Et donc, avant de décéder, là voilà qui fait... des choses très malpropres dans sa boîte, la fameuse boîte à Kaka. 
(Note : En japonais, kaka est un diminutif affectueux (redoublement hypocoristique, comme dans "cucul la praline") de okaasan, la mère. Il ne semble plus du tout en usage, en tout cas je ne l'ai jamais entendu, on dirait plutôt kaa-chan.)

Dans Faustroll, Kaka-san et Loti ne semblent faire qu’un pour l’évêque marin Mensonger (il s’agit de Paul Valery) : les deux sont en effet des infirmes évoluants dans une boîte, mourant souillés par les excréments. Voici la citation exacte du texte de Loti : 

Elle avait fait des choses très malpropres dans sa boîte, pendant le laisser-aller bien pardonnable de la fin, et les coolies, pris de dégoût, parlaient de jeter aussi dans la fosse tout le ménage, souillé maintenant de matières immondes: la couverture, les loques de rechange, les petites tasses et la lanterne, jusqu’à la boîte elle-même, prétendant que la peste était dedans.

La conclusion de l'histoire est proche de la débilité la plus complète :
Son corps va se purifier en s’infiltrant dans la terre; Kaka-San va devenir de jolies plantes japonaises,—des rameaux de cèdre,—des camélias simples,—des bambous...
Belle consolation dites donc ! Qui me fait imaginer un Gargantua voyageur rajoutant les métamorphoses végétales de Kaka-san à sa liste de torcheculz : 

Ie me torchay après (dist Gargantua) d’un couvrechief, d’un aureiller, d’une pantoufle, d’une gibbessière, d’un panier. Mais o, le malplaisant torchecul. Puis d’un chappeau. & notez que des chappeaux les uns sont ras, les aultres à poil, les aultres velouttez, les aultres tafetassez, les aultres satinisez. Le meilleur de tous est celluy de poil. Car il faict tres bonne abstersion de la matière fecale. Puis me torchay d’une poulle, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lievre, d’un pigeon, d’un cormaran, d’un sac d’advocat, d’une barbute, d’une coyphe, d’un leurre, de camélias simples, de rameaux de cedres, de bambous. Mais concluent ie dys & maintiens, qu’il n’y a tel torchecul que d’un Loti bien duveté, pourveu qu’on luy tieigne la teste entre les iambes.



Aquarelle d’après Henri Somm représentant Kaka-san dans sa boîte. 

[1] Petit florilège : 

Pour un peu, on pleurerait avec eux – si ce n’étaient des Juifs, et si on ne se sentait le cœur étrangement glacé par toutes leurs abjectes figures.

Vraiment, cela laisse un indélébile stigmate, d’avoir crucifié Jésus ; peut-être faut-il venir ici pour s’en convaincre, mais c’est indiscutable, il y a un signe particulier inscrit sur ces fronts, il y a un sceau d’opprobre dont toute cette race est marquée.

Les vieilles négresses, hideuses et luisantes sous le soleil torride, traînant une âcre odeur de soumaré, s’approchèrent des jeunes hommes avec un cliquetis de grisgris et de verroteries; elles les remuèrent du pied, avec des rires, des attouchements obscènes, des paroles burlesques qui semblaient des cris de singe.

[à propos des Japonaises] Mais, plus je vous regarde, plus je m’inquiète de ce que va être ma fiancée de demain. — Presque mignonnes, je vous l’accorde, vous l’êtes, — à force de drôlerie, de mains délicates, de pieds en miniature ; mais laides, en somme, et puis ridiculement petites, un air bibelot d’étagère, un air ouistiti, un air je ne sais quoi…

Si j’épousais celle-ci, sans chercher plus loin ? Je la respecterais comme un enfant à moi confié ; je la prendrais pour ce qu’elle est, pour un jouet bizarre et charmant. 

Oui, vues de dos, elles sont mignonnes ; elles ont, comme toutes les Japonaises, des petites nuques délicieuses. Et surtout elles sont drôles, ainsi rangées en bataillon. En parlant d’elles, nous disons : « Nos petits chiens savants », et le fait est qu’il y a beaucoup de cela dans leur manière.

― Vous parlez français, monsieur Kangourou ?

― Vi ! Missieu !

Voilà, au calme, ce dont est capable Loti dans ses pires moments. Me frappe l’assurance tranquille des propos, l’absence de complexe ; assurance qui m’évoque la relecture de Tintin au Congo faite par Thomas Lebrun : Tintin au Congo à poil. On y voit Tintin proférer les inanités paternalistes de l’original cette fois entièrement nu, comme si de rien n’était. 

2018年8月15日水曜日

Rencontre avec Akiko Nakayama



RENCONTRE AVEC AKIKO NAKAYAMA

(Cet entretien a été originellement publié en novembre 2017 sur le site www.courant-actuel.fr - que je vous recommande vivement)



En japonais, la couleur, « iro », s'écrit 色. En décomposant le caractère, on remarque la présence de 巴, qui peut se lire « uzumaki » et qui désigne, entre autre, le tourbillon.

Un tourbillon de couleurs, voici sans doute la meilleure définition, la plus essentielle, de la peinture de la jeune artiste japonaise Akiko Nakayama, dont l'ambition est de "donner vie aux images", grâce à une technique qu’elle a baptisée Alive Painting. Lors de ses performances, seule ou le plus souvent en présence de musiciens, de danseurs, Akiko Nakayama manipule divers fluides colorés aux propriétés uniques, qui sont filmés et projetés en temps réel sur un écran.

Il n'est pas évident d'exprimer verbalement l’émotion et le plaisir ressentis devant ces accidents de la matière, ces formes éphémères qui pullulent, s'amplifient, s'intensifient, s’attirent, se repoussent, se liquéfient en rythme. Ni de décrire la beauté sauvage sensuelle d'une peinture rendue au mouvement, le signe même de la vie. Sensualité : il s'agit d'un autre sens du très polysémique caractère 色, qui recouvre aussi les notions de variété, de diversité 

L'Alive Painting est l'art des surgissements, des rencontres, des métamorphoses sans cesse relancés. L'exact opposé de « l'enfer du séjour inchangeable » qui effrayait Henri Michaux, un autre amoureux de l'image en mouvement. Michaux qui n’hésitait pas à affirmer : « la peinture, c'est du cinéma ». Les créations d'Akiko Nakayama lui donnent entièrement raison.
J'ai découvert cette artiste en août 2014, à l'occasion d'un concert de noise à WWW, une salle située dans le quartier de Shibuya, à Tokyo. Tout de suite, j'ai été séduit, saisi, ébloui : j'avais depuis toujours rêvé de voir ça - non pas une suggestion picturale du mouvement, mais le mouvement en peinture, donné à apprécier dans toute sa fluidité. Depuis, j'ai eu la chance, étant musicien (je joue du thérémine dans les groupes Lo-shi et Eternal Citizen of the Psychic Strasbourg), de collaborer à deux reprises avec Akiko Nakayama. Mon admiration est allée croissant et, les ressources disponibles sur ses créations, sa pratique étant pour l'instant assez limitées, j'ai eu l'envie d'en savoir plus, sur elle, sa vie, son parcours, sa vision, et de lui poser quelques questions qui me tenaient à cœur. Rencontre avec une artiste atypique.

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Bonjour Akiko. Tout d'abord, j'aimerais que tu me parles de ce que tu appelles "Alive Painting". Le "live painting", performance visuelle d'un artiste qui peint une œuvre pendant un concert, je connais, on en voit souvent au Japon, mais toi tu ne fais pas de live painting. C'est du "Alive painting".

Alive, ou ; ma peinture est vivante, c'est de la matière en mouvement.

Tu as commencé quand ?

Pendant ma deuxième année à l'université, ça fait donc huit ou neuf ans. J'ai suivi un cursus d'art (dessin et peinture à l'huile) à l'université Zokei, à Tokyo. Mais j'ai toujours aimé peindre.

Depuis que tu es petite ?

Oui, je peignais beaucoup. Mais je me demandais toujours : pourquoi une peinture doit-elle sécher, s'arrêter, se figer ? J'aimais regarder l'eau colorée s'écouler quand je lavais mes pinceaux et aussi, juste avant qu'elles ne sèchent, regarder les couleurs se mêler... J'ai voulu partager ces moments avec d'autres. À l'université, j'ai fait une fontaine.

Une vraie fontaine ?

Oui, une grande fontaine de deux mètres, qui projetait de l'eau colorée. En haut, il y avait un réservoir d'eau rouge, l'eau passait dans un tube et ressortait petit à petit. En même temps, des couleurs était projetées sur l'eau grâce à un PC et un projecteur vidéo. À cette époque, j'écoutais aussi beaucoup de musique, et je dessinais.

Quel genre de musique ?

Par exemple ? Du rock progressif, du Yes... Des morceaux de vingt minutes qui font un peu peur (rires)... Il ne se passe pas grand chose pendant un quart d'heure, et puis à la fin, ça explose... je dessinais en écoutant ce genre de musique. Du jazz, aussi. J'allais à des concerts et je dessinais en écoutant. Le lien entre musique et arts visuels m'a toujours intéressé. D'ailleurs, il y a tellement de mots en commun, la forme, le rythme, la composition, le contraste... même des choses précises comme la "blue note"

En ce moment à Tokyo, il y a une expo sur Nebel, Klee, Kandinsky. Pour Kandinsky, la couleur est intimement liée à la musique ; elle a aussi une "tonalité affective".

Oui, c'est tout à fait ça... Chez Klee aussi

Ce que je n'aime pas trop chez Kandinsky, c'est le côté "strict" de sa peinture, ces formes géométriques "objectives", tracées un peu comme le ferait un ingénieur

C'est rigide... Ça me rappelle une chose que j'ai apprise à l'université : tordre des cuillères !

Tordre des cuillères ? Par la pensée ? (Rires)

Non ! En les chauffant, et en étant parfaitement détendue... À l'université, il y avait deux cours de sport, l'un était du "sport-sport" et l'autre c'était de la méditation, apprendre à respirer, à utiliser son corps, ça m'a beaucoup apporté. Laisser advenir... J'en fais encore maintenant, mais pas très sérieusement. À l'université j'ai commencé à faire du live painting "classique"; je peignais pendant les concerts d'amis musiciens. Et j'avais un ami danseur et un ami DJ, qui voulaient faire quelque chose tous les deux. Le DJ a voulu mettre en relation la musique et la danse... Pour les lier, ils ont voulu insérer de la peinture, un peu comme si c'était de la "colle" appliquée entre la musique et la danse. Je me suis donc mise à peindre les sons, et ces peintures devenaient le point de départ de formes corporelles. J'ai alors commencé à utiliser une caméra et un projecteur vidéo pour filmer projeter ce que je peignais sur un écran : voilà comment a commencé l'Alive Painting.



C'était différent de ce que tu fais maintenant ?

Non, fondamentalement c'était la même chose.

Et la machine un peu étonnante que tu utilises, tu peux m'en parler ?

Il y a longtemps, quand les projecteurs vidéo n'existaient pas, qu'il n'y avait que les projecteurs de diapositives... Un artisan faisait des performances avec ce genre de projecteur. À cette époque il fallait tout faire soi-même. Je suis devenue très amie avec lui. On a fabriqué la machine ensemble. Ça lui plaisait, que je fasse quelque chose d'"analogique" à notre époque du "tout numérique"... J'ai 29 ans, il en a... 74 ! On l'a construit ensemble, en dialoguant ; du genre, il faudrait qu'on puisse l'incliner plus, la faire tourner...

La dernière fois qu'on a fait un événement ensemble, dans la petite galerie de Suidôbashi, j'ai bien aimé regarder quand tu te préparais. On aurait dit... que tu faisais un gâteau !

Mais tu sais, ce que j'utilise, c'est un vrai moule à gâteau !

Vraiment ?

Oui, le truc qui tourne... Avant j'utilisais un bassin pour poissons, carré, ça ne pouvait pas tourner... Maintenant je peux le tourner... Et donc, dans le moule à gâteau, je mélange toute sorte de produits, j'ai l'impression de faire la cuisine ! (Rires) Quand j'étais étudiante, j'utilisais juste une bâche en vinyle, ce n'était pas pratique, tout risquait à chaque moment de couler partout... Maintenant je n'ai plus ce problème.

Et pendant tes performances, tu es dans quel genre d'état d'esprit ?

Je m'adapte à chaque musicien. J'essaie de ressentir sa couleur dominante, de l'accentuer. Ça, je contrôle un peu. Mais l'intuition reste importante, et puis je m'adapte aussi au public, et à la salle. Par exemple, si c'est l'été et que l'air conditionné est cassé, comme la dernière fois pour le concert de ton groupe, je vais mettre des couleurs froides pour rafraîchir l'atmosphère !

Ah oui, c'était infernal, cette chaleur ! Mais, pour revenir à tes performances, tu ne contrôles pas tout, n'est-ce pas ? Les formes et les couleurs vivent leur vie... Est-ce qu'il y a des "accidents heureux" ?

Des accidents heureux ? Mais c'est ce que je recherche, à chaque fois. Même des choses un peu insidieuses... Il faut que ça arrive, sinon... Je ne dirige presque rien, c'est comme quand tu mets du lait dans le café, parfois tu te dis, tiens, aujourd'hui il se répand comme ça... Ça, je veux le montrer et être surprise en même temps que le public.

C'est un peu comme une jam session en musique

Oui, cette sensation de : "Oh ! Qu'est-ce qui se passe..." Tiens, regarde ce verre de bière... Les petites bulles qui remontent... J'aime regarder ce genre de choses, depuis que je suis toute petite... On voit tellement de phénomènes, à l'intérieur, à l'extérieur, il y a tant d'états de la matière, je me focalise sur un état, pour le montrer... Si je faisais de l'Alive Painting là, en ce moment, il y aurait une partie avec seulement la mousse, une juste avec cette partie du verre, une avec cette autre partie... Mon but, c'est de partager tout ça, immédiatement. Et puis j'utilise aussi des glaçons, j'adore ça, comment vont-ils fondre quand j'applique de la peinture, lentement ou pas, quel genre d'eau vont-ils relâcher, je ne contrôle rien du tout... J'utilise le souffle aussi, et des oil magnets (aimants sur filtre à huile).

Tu te souviens de la citation de Michaux que j'avais postée sur Twitter ? "Le flash, les couleurs qui filent comme des poissons sur la nappe d'eau où je les mets, voilà ce que j'aime dans l'aquarelle. Le petit tas colorant qui se désamoncelle en infimes particules, ces passages et non l'arrêt final, le tableau. En somme, c'est le cinéma que j'apprécie le plus dans la peinture". En la lisant, j'ai tout de suite pensé à toi.

Des couleurs qui nagent comme des poissons ? Ah, ça me plaît, cette image... Et tout le reste. C'est incroyable, c'est exactement ce que je pense ! Je voudrais le lire en japonais... Mais tu sais, au Japon aussi, on retrouve cette façon de penser. Tu connais les e-maki [rouleaux peints] ? J'aime beaucoup, c'est un film qui se déroule sur une seule feuille. Ce sont des peintures à l'encre, on dit que l'encre attribue une forme, et que l'eau la fait fleurir poétiquement. C'est quelque chose que je comprends bien. On sent l'encre se répandre, et dans les thèmes aussi, on ressent le passage du temps. Si ça se trouve, j'en faisais dans une vie antérieure !

Tu as déjà essayé d'en faire un ?

Oui, dans des ateliers que j'organise, pour des enfants.

Des ateliers pour enfants ! Ça m'intéresse ! Un gros enfant trentenaire pourrait y participer ?

Oui, viens ! (rires) Tiens, j'y repense, il y a un e-maki merveilleux de Taikan Yokoyama, Métempsychose (1923) qui montre le courant de l'eau... La scène commence en haut d'une montagne, l'eau coule, arrive à la mer, devient nuage, puis se change en dragon.

En nuage puis en dragon... Je ne te demande pas si tu aimes les nuages... Pas seulement comme objet au sein duquel on peut rêver, se perdre... Mais plutôt comme structure mobile, toujours renouvelée

Bien sûr, j'aime les nuages. La fumée aussi. Toutes les structures en mouvement. Je fume rarement, mais quand ça m'arrive, c'est pour observer les variations des volutes de fumée. Dans une pièce close, c'est fascinant.

Tu peins tous les jours ?

Non, pas tous les jours. Pour m'entraîner, je regarde attentivement n'importe quel fluide, le lait dans le café comme je te disais, ou l'eau quand je prends ma douche. Tant que c'est un liquide, tout me convient.

Quels sont tes artistes préférés ?

- Mon préféré, si je ne devais en citer qu'un, ça serait Okyo Maruyama. Un peintre japonais de l'époque Edo. Il peignait des suiboku-ga (dessins à l'encre et à l'eau) et n'utilisait que du papier et du tissu, mais pour moi, c'est le premier artiste de media art [art des nouveaux médias, qui inclut des œuvres dont le fonctionnement fait appel à un composant technologique, par exemple art cinétique, interactif, multimédia, électronique, vidéo etc]. Maruyama, par exemple, peint un poisson sur de la soie. Il dispose son œuvre dans la pièce de telle manière que la lumière vienne traverser le tissu, et le fasse briller, comme si c'était de l'eau qui tremblait. Il a peint aussi, d'après une légende chinoise, trois poissons qui se changent en dragon, dans une cascade ; l'un des trois est représenté en pleine transformation. C'est en noir et blanc, mais on y voit toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Comment arriver à un tel résultat ? Eh bien, le papier est blanc, mais d'un blanc tirant légèrement vers le jaune. L'encre est noire, mais subtilement bleutée. Les yeux interprètent ce noir et blanc légèrement teinté comme des couleurs à part entière, l'œil a soif de couleurs ; il les crée. C'est donc, d'une certaine façon, le spectateur qui crée l'œuvre, en générant lui-même les couleurs.

Une dernière question : si tu n'étais pas devenue artiste, qu'aurais-tu aimé faire ?

Question difficile... Quand j'étais collégienne, je voulais devenir arboricultrice, docteur pour arbres. Mais j'étais surtout douée en arts plastiques, plus que dans les autres matières... Donc, ce que je voulais faire en tant qu'arboricultrice, je me suis dit : "faisons-le en peinture", et je me suis dirigée vers l'art. Si j'avais été plus classiquement studieuse, c'est ce que j'aurais fait. Mais ça ne s'est pas fait, car mon langage premier, c'est la peinture.

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Le site d'Akiko Nakayama :



Julien Bielka (Tokyo)




2018年8月3日金曜日

Photos en vrac


Street art thank you


#Derrida




Le bon jus de baguette 


🔥


Sac isotherme résistant 


« Les poubelles de la personne qui ne respecte pas les règles... qui est-ce... »






Pâtes du jour - pâtes aux fruits de mer 


« Sourire blindé » (Darkpalmor)











Tour Eiffel végétale

Jarry et le Japon 6

Une réduction, madame



L'autre jour, en faisant des recherches sur Jarry, je suis tombé sur un article publié sur le site monpremiersiteinternet.com dont le moins qu’on puisse en dire est que les rédacteurs n'y mâchent pas leurs mots. L'auteur de l’article, un certain Deeplake, commence par affirmer que Jarry était « l’un des écrivains qui avait la plus grosse b... de la littérature française ». Il ne croit pas si bien dire ! Sans même penser au phallisme omniprésent dans les oeuvres de Jarry (du "Bâton à physique" d'Ubu aux exploits sexuels et cyclistes de Marcueil dans Le Surmâle), je pense que l'on peut prendre une telle assertion au pied de la lettre. Jarry avait en effet disposé sur la cheminée de son appartement parisien du 7, rue Cassette, « La Grande Chasublerie » comme il le surnommait, un énorme phalle de pierre, que lui avait offert Félicien Rops (si l'on en croit le témoignage d'Apollinaire). Dans l’Antiquité, les représentations phalliques étaient sans rapport avec un quelconque érotisme, mais avaient pour fonction de  conjurer le mauvais sort, d’écarter les maléfices et d’apporter la prospérité ; il est toujours bon d’avoir un phallus sur la cheminée. Une visiteuse lui ayant demandé s’il s’agissait d'un moulage, Jarry aurait immédiatement répondu : « une réduction, madame ». Suite à cela, pour éviter toute remarque embarrassante, Jarry recouvrait toujours son chibre d'une calotte de velours violet. 

L'anecdote est relativement connue. Ce que j'ignorais, c'est que ce phalle avait été sculpté par un Japonais (toujours selon Apollinaire). Impossible d'en savoir plus sur l’identité du sculpteur, mais selon moi, il ne fait pas de doute que cette sculpture  ne soit à mettre en relation avec un certain culte shintô du phallus. Il existe en effet au Japon, encore de nos jours, un culte de ce genre, célébré chaque année au printemps dans la ville de Kawasaki, province de Kanagawa, lors du festival Kanamara matsuri. Kana signifie or ou métal, et Mara est un mot bouddhiste pour désigner le sexe de l'homme, ou encore, intéressant, l'obstacle à la pratique religieuse : « Il faut toujours que notre sexe fasse une ombre sur notre ventre », écrivait Picabia… Il se compose des caractères « soie » et « polir », pas besoin de faire un dessin. Ce culte proviendrait d'une légende ancienne, qui raconte qu’un démon a pris possession du vagin d'une jeune femme puis a sectionné à coups de dents le... oui, parfaitement, de deux types. Un artisan a alors forgé un phallus d'acier pour briser les dents du démon, phallus devenu relique sacrée, placée au sanctuaire Kanayama à Kawasaki. Depuis, ce sanctuaire est un lieu de pèlerinage pour les couples souhaitant prier pour leur fertilité. Il fut aussi fréquenté par les prostituées (protection supposée contre les maladies vénériennes). De nos jours, le festival du Kanamara se présente comme un événement anti-discriminations, accueillant la communauté LGBT : aucune crispation du shintô à son égard ; les cathos devraient en prendre de la graine. Pendant la parade, trois mikoshi (temples portatifs) contenant chacun leur propre phallus (grand et rose) sont portés dans les rues de la ville. On peut aussi y savourer des petites sucettes en forme de zizi. (Par contre, si le phallus passe si j'ose dire sans problème, les organes génitaux de la femme n'ont pas droit au même traitement : souvenons-nous de l'artiste Megumi Igarashi, alias Rokudenashiko, littéralement « la petite vaurienne », qui avait eu, de façon scandaleuse, de sérieux problèmes avec les autorités pour avoir réalisé, entre autres, un kayak d'après la forme de sa vulve, il y a quelques années [1]).

Notons également que Rops a représenté dans sa gravure « le beau Paon » un énorme sexe masculin en érection n'appartenant à personne (mon petit doigt me dit qu'il s'agit d'un symbole), devant lequel est assise une femme nue. On peut la voir au musée Felicien Rops à Namur. Peut-être Rops y a-t-il représenté le phalle de pierre qu’il avait donné à Jarry ? "Phallus déraciné, ne fais pas de pareils bonds !" écrivait Jarry dans Le Bâton à Physique, parodiant la scène du cheveu de Dieu au lupanar, dans le troisième Chant de Maldoror de Lautréamont. Ce n’est plus le phallus ailé ou pourvu de jambes de Pompéi, mais le phallus monté sur ressort. Le cheveu de Dieu a forci et s’en changé en phallus - bondissant dans le réel de Jarry grâce à un sculpteur japonais anonyme et à Félicien Rops. Phallus totémique créé par l'homme, ironisé par la calotte du mot d’esprit exagérant (Note : Jarry, dans sa vie, son mode d’intervention, son style, son propos est trop retors, trop paradoxal, trop ambigu pour être phallocrate, phallogocentrocrate ou je ne sais quoi : trickster bondissant impossible à saisir, mettant toujours à plat l’héroïsme phallique que j'evocais à propos du Surmâle), acrobate défiant les espaces, ce zob risible d’essence parodique fut ainsi capable de bondir du Japon jusqu'en France, et je ne doute pas qu’il puisse effectuer le trajet inverse, avant de s’envoler à nouveau, et encore, jusqu’au quadrillage universel le plus resserré. 

[1] Rokudenashiko, littéralement «bonne à rien» en japonais, se définit comme une artiste manko, traduction japonaise du mot vulve. C'est avec cette partie de son corps, qu’elle trouve naturelle et non pas indécente, qu’elle produit de l’art, encourageant ses concitoyennes et concitoyens à désacraliser et désexualiser cette partie du corps. Quand les agents de police débarquent au domicile de l’artiste pour la première fois, le 12 juillet 2014 à 10h30 du matin, ils embarquent aussi une quarantaine de créations autour de sa vulve.