furomaju

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2018年6月19日火曜日

Jarry et le Japon ③

Les écailles du dragon Liberté

La première référence au Japon dans l'oeuvre de Jarry se trouve dans Les Jours et les Nuits, roman d'un déserteur, publié en 1897.
Dans ce roman antimilitariste (genre alors en vogue), ou plutôt pro-civil, le héros, Sengle, met à contribution le bacille de la scarlatine pour tomber malade et être ainsi dispensé de servir la Grande Muette. En grattant la peau d'enfants malades, après avoir fait un peu de social engineering à l'hôpital, il en recueille les squames, à se frotter sur le corps pour être immédiatement contaminé : les "écailles du dragon Liberté" (on se croirait dans un jeu de rôle : « pour être réformé, munissez-vous d’écailles de dragon et lancez un dé de 10 »). Nosocome, son ami médecin, lui donne quelques précisions pour envoyer les "écailles" par la poste : il faut se servir d'une "chaufferette japonaise" :

Nosocome expliqua à Sengle :
« Le seul moyen de transport postal de nos bacilles et cultures est la chaufferette japonaise.
« Car la culture ne se conserve vivante qu'à une température qu'il faut calculer d'abord.
« La chaufferette japonaise, qu'on trouve dans tous les bazars japonais, est une boîte en fer blanc grande comme la main, percée de cinq trous ou tubes. On la vend avec cinq cartouches de papier pelure spécial, roulé serré, qui brûlent sans fumée huit heures.
« On ne voit rien et il y a une température très égale de quarante-cinq degrés dans la boîte.
« On attache les tubes de culture dans la chaufferette afin qu'ils ne trépident pas, et l'on abaisse la température autant que l'on veut au- dessous de ces quarante-cinq degrés, en agrandissant les cinq trous.

« Il convient de fixer, comme les cultures dans la chaufferette, celle-ci dans une boîte en bois, invisiblement forée, réservoir d'air et isolateur contre le froid rapide, si notre client est incorporé à plus de huit heures de Paris. » (livre III, "J'ai aussi d'autres brebis")


La chaufferette japonaise ? L'objet n'est pas évident à identifier. Il s'agit du kairo 懐炉, littéralement "foyer de poche", utilisé pour se réchauffer en hiver. Le kairo existe depuis le XVIIe siècle, c'était à l'époque une simple pierre, voire du sable ou du verre chauffés, enveloppés de tissu, qu'on mettait dans sa poche. La technique a évolué avec le temps : est apparu plus tard un kairo à base de charbon et de cendres placés dans un récipient métallique. Voici ce que j'ai trouvé dans un numéro de La Nature : revue des sciences et de leurs applications aux arts datant de 1894 (soit trois ans avant la publication du roman de Jarry) :




(le magasin "Daï-Nippon" m'intrigue… Après quelques recherches, il s'agit d'une compagnie de fabrication de meubles s'inspirant des arts japonais, spécialisée dans les objets d'art, les meubles, créée en 1889...)

Est précisément décrit dans cet extrait l'objet auquel Nosocome fait allusion ! Ici détourné de sa fonction première ; un objet utilitaire devient subversif, libérateur. En 68, les couvercles des poubelles étaient utilisés comme boucliers anti-matraque... 


(voilà ce que j'avais reçu il y a quelques années… alors que, ne payant pas, je voulais juste rendre un hommage discret à Jules Trochon, le "Troccon" de Faustroll, vendeur de bicyclettes - qui avait eu le malheur d'en vendre une à Jarry, jamais payée - je plaisante, j'étais juste fauché). 


En passant, Jarry lui enlève toute connotation "exotique" flattant les clichés habituels ; au contraire, la chaufferette associe Japon à  microbes, désertion, liberté individuelle, et non, comme on pourrait plutôt s'y attendre, à hygiénisme, militarisme, docilité grégaire - fausse évidence de stéréotypes rancis,  empoissés d’une idéologie atrocement anti-individu, anti-poésie, présents dans l'archipel lui-même, y compris récemment (je pense à la politique de monsieur ABE-UBU, à sa petite remilitarisation du pays en douce, et à toute l’infâme propagande du nihonjinron, désireuse de naturaliser des idées reçues à des fins idéologiques). La chaufferette bourrée de bacilles permet d'être "bien malade" ("Mon affection te souhaite d'être bien malade", écrit Sengle à son frère Valens), c’est un des ingrédients de la "recette de liberté" dont le but ultime est de "ne pas être compris dans l'ablation des cervelles ni l'enlaidissement des corps" : un beau programme pour la jeunesse (et pour tout le monde). En la transposant dans d'autres contextes que celui de l’armée, elle pourrait sans doute intéresser beaucoup de monde à notre époque, moi le premier. Désertion pour tous ! Si des entrepreneurs me lisent, je crois qu'on a là une riche idée de start-up, d'autant plus que maintenant les kairo sont très bon marché, sophistiqués, il en existe par exemple sous forme de patchs autocollants à s'appliquer sur la partie du corps que l’on préfère.

——

La culture ne se conserve vivante qu’à une certaine température... Et ce n'est certainement pas à l’école qu'on entend parler de ce livre de Jarry ; ni même en fac de lettres, sauf improbable. Quand bien même, les écailles du dragon Liberté perdraient à coup sûr toute efficacité, noyés et refroidis dans le liquide anesthésiant de l'approche scolaire. C'est bien dommage, car cette leçon de liberté, cet éloge de la désertion pourraient créer des vocations ! Mais l’enseignement de la littérature va-t-il vraiment de soi ? L’école souhaite créer du « lien social » (expression dégoûtante), des individus dociles, soumis, adaptés-adaptables. La littérature, pas exactement ; elle joue un rôle important dans la constitution d’individus libres, réfractaires, non-alignés : c’est flagrant chez Jarry. Un texte, c'est aussi, et surtout, quelque chose qui nous rappelle qu'on est vivant, et libre (d'envoyer les équarrisseurs aller voir ailleurs si on y est - spoil : on n'y est pas). 

À noter également : le critique Émile Straus comparait le style "brutal et fin" de ce roman de Jarry à celui des peintres japonais [lesquels ?] :

Le style artificiel évoque les artistes japonais synthétisant en traits instantanés l'extériorité ou certaines xilogravures de M. Marc Mouclier et M. Louis Valtat. C'est tout à la fois brutal et fin.
Même dans ses paysages bretons, M. Alfred Jarry japonise, il les brosse avec de petites phrases maigres et sèches, tels de schématiques traits de pinceau.



La Critique, N° 60, 20 août 1897


"De schématiques traits de pinceau", comme dans les sumi-e (dessins à l'encre de Chine), mais aussi un goût pour les vues angulaires, asymétriques, les mises en perspectives inédites, le détail fugitif, l’implicite et l’allusif, la pudeur. Après Jarry l'Indien (ainsi était-il surnommé par Rachilde) Jarry le Japonais ? L'image me plaît, mais me paraît bien moins pertinente que pour, disons, Jules Renard, et méfions-nous de tous ceux qui parlent d'"esthétique japonaise" (elle est bien sûr plurielle). 






2018年6月10日日曜日

Jarry et le Japon ②

(Suite de JaJa, Jarry et le Japon, en vrac, brouillon, dans le désordre)

Le fusil de la mort 




Dans La Chandelle Verte, “somme des articles d’Alfred Jarry” (selon Maurice Saillet - on verra plus tard que le mot "article" pose problème), figure un texte sulfu-savoureux intitulé Le Fouzi-Yama, consacré au point culminant du Japon, qui est aussi l’un de ses principaux symboles et une source d'inspiration artistique importante, le Mont Fuji. Fouzi-yama, transcription courante à l’époque (on la trouve par exemples dans Promenades japonaises d’Émile Guimet, publié en 1878), renvoie à 富士山, que l’on transcrirait selon la méthode Hepburn, la plus courante actuellement, par Fujisan (yama étant l’une des deux lectures possibles du sinogramme 山, la montagne, qui se lit san dans ce cas). On y apprend que le célèbre volcan japonais serait un entrepôt de poudre ainsi que l'arme secrète du Japon ; les complotistes n'y avaient sans doute pas pensé !

LE FOUZI-YAMA
Alfred Jarry.
(POÈME EN PROSE)

L'excellence de l'armement des Japonais, confirmé par leurs triomphes, consiste aussi bien en leurs canons de 305 millimètres qu'en leur incomparable mousqueterie. Mais l'habitude qu'a ce peuple subtil de s'exprimer en phrases enveloppées, allégoriques et volontairement obscures fait que nul n'a pénétré le Secret de la défense nationale nippone. On sait pourtant que l'invention de la poudre et des armes à feu remonte, chez les peuples extrême-orientaux, à la plus haute antiquité ; à tel point que les Chinois et les Japonais, sans doute, il y a deux mille ans, blasés sur l'usage meurtrier du salpêtre en préféraient faire emploi pour de bénins feux d'artifice.
Les premières missions qui pénétrèrent au Japon apprirent que Tokio était défendue par un cratère béant d'où pouvait s'échapper, à intervalles, des explosions, feu et fumée. Et depuis la légende s'est accréditée et perpétuée par les atlas — confusion pire que celle du Pirée avec un homme — qu'il y avait une montagne haute de trois mille sept cent cinquante mètres — la portée du fusil — du fusil yama. 
Que si l’on objecte que le prétendu volcan est assez peu en activité, qui soutiendrait qu'une arme à feu peut être à jet continu. Dans les religions orientales, yama désigne uniformément le dieu de la mort. Le nom du fusil japonais est donc bien — de même que celui de la Longue Carabine du héros de Fenimore Cooper : Mort certaine. Et les petits nippons, considérant l'ignorance européenne de la Géographie de leur île, doivent, s'appuyant sur leur arme, éclater, comme Œil de Faucon, d'un bon rire silencieux.

(Poesia, vol. 1, n°6, juin 1905)


Article ? Pas si sûr : lors de sa première publication en 1905, dans la revue Poesia (revue dirigée par le pitre Marinetti, qui n’avait pas encore fondé le futurisme italien), le texte est sous-titré “poème en prose”, mention qui n’a pas été reprise dans La Chandelle Verte. Cette mention est-elle de Jarry, ou bien s’agit-il d’un ajout de Marinetti ? Impossible de trancher. Mais à tout prendre, et malgré tout ce qu'il peut avoir de scabreux et d’insatisfaisant, le mot de poème (on devrait l'écrire "p…" et le faire suivre de plusieurs pages de notes) semble mieux convenir, en l'occurrence, que celui d'article. Jarry n'est pas un rédacteur qui rédige, mais un écrivain aventureux, sensible aux propriétés polyédriques de la langue, à sa ductilité, à sa capacité d’enfanter des monstres déstabilisants représentations et savoirs constitués. Alors, poème en prose ? Pourquoi alors avoir supprimé cette mention ?  Article piégé, voire parodique ? OSEF ? Une certaine incertitude générique me paraît caractériser un grand nombre de textes décisifs, et ne gênera que quelques professeurs de collège : qu’est-ce exactement que les Notes de Chevet ? Qu’Une saison en enfer ? Que les Poésies ? Que les Nouvelles en trois lignes ? Que les Champs Magnétiques ? Que Nadja ? Que Van Gogh le suicidé de la société ? Que Misérable Miracle ? Que Penser/Classer ? Que Finnegans Wake ? Que la plupart des livres de Nathalie Quintane ? À vrai dire, on s’en beurre un peu le torse, tant pis pour l’herméneutique classique, les textes n’ont pas à s’adapter à nos vieilles catégories pour nous faire plaisir, les manifs sauvages peuvent partir dans tous les sens et c’est mieux comme ça. 

Ce qui est par contre certain, c’est qu’on lit là du très grand Jarry, une merveille de “logique décervelante”. Jarry nous apprend que Tokyo serait défendu par les éruptions du Fuji, dont la hauteur de 3750 mètres (en réalité un peu plus, 3776 mètres) correspond à la portée du fusil (fusil de compète quand même, 400 mètres étant la portée d'un fusil d'assaut). Volcan « assez peu en activité », sa dernière éruption remontant à 1707, le Fouzi-yama devient cependant, par glissement phonétique, le Fusil-yama repoussant l’ennemi, le garant primordial de l’isolationnisme nippon (sakoku! De plus, Yama désigne, nous dit Jarry, le Dieu de la Mort dans les « religions orientales ». En effet, dans l'hindouisme et la mythologie bouddhiste, Yama est le dieu de la mort ou des enfers : on le retrouve ainsi dans énormément de pays, dont le Japon (appelé ici « Enma » et pas Yama, dommage [1]). Et bien que cette étymologie soit  entièrement fantaisiste, un flou certain entoure l'étymologie véritable du Fujisan : si les deux premiers caractères 富士 qui le composent signifient "abondance" et "homme d'un certain statut" certains pensent que Fuji signifierait  plutôt "immortel" (不死 fushi, fujinormal pour un dieu, confirmant par exception la "mort certaine" des pauvres humains) ou "pas deux", "sans équivalent" (不二, cette fois en accord avec la pataphysique comme "science du particulier"). Mais une fois de plus, rien de sûr, ce qui ouvre la porte à toutes les spéculations, y compris les plus loufoques, en tirant parti des ressources offertes par ce vieux couple de dinosaures : l’onomastique et la paronomase. 




Jarry fait des lignes élémentaires, des linéaments du Fuji (son nom, sa hauteur, sa nature éruptive) ses propriétés éternelles. Il le désacralise, en modifie la perspective, pour mieux ouvrir les possibles et, en fin de compte, dans un "rire silencieux", le re-sacraliser ludiquement en l’associant à un « dieu de la mort » à longue portée. Jouer avec la mythologie est possible ; conseillé - rien n’oblige à gober le Fuji tel qu’on nous le présente, et c'est valable pour tout le sérieux qui va de soi. La démystification est ici inséparable de la surmystification ; le Fuji est tout ce que l'on projette en lui, et ce tout est infini. Il met à notre disposition un réservoir inépuisable de métaphores. Nicolas Bouvier écrivait que le Japon était sans doute plus mystifiant que mystérieux ; Jarry traite le mal par le mal en en rajoutant une couche ; il dégonfle le Fuji en soufflant dedans (certains jours, quand le Fuji est dissimulé par les nuages, j'imagine qu’on a oublié de le gonfler), bref, il fait le vide par excès. Et ça marche ! Jarry, selon Rachilde, a vécu comme “le pire des blasphémateurs, démoniaque et sacrilège à l’occasion” ; il le prouve une fois de plus avec ce texte ludique, désinvolte et ambigu (ce qui n’est pas incompatible avec la désacralisation, au contraire). 

Souvenons-nous également que pour André Breton, Jarry est « celui qui revolver », le revolver étant même, selon lui, la « clé finale de sa pensée » ; un « trait d'union paradoxal entre le monde extérieur et le monde intérieur ». Jarry ne se séparait jamais de son revolver, on connaît les nombreuses anecdotes : bouteilles débouchées en tirant dessus, mise en joue de Manolo et de Christian Beck, chasse au rossignol... Avec la télécommande du Fouzi-yama à portée de main, je crois que Jarry aurait trouvé son arme à feu idéale, pouvant projeter au plus loin « l’ensemble des puissances inconnues, inconscientes, refoulées dont le moi n'est que l'émanation permise » (toujours André Breton, Anthologie de l'humour noir). 

Plus tard, on retrouvera cette image du volcan fait arme dans On ne vit que deux fois, le James Bond scénarisé par Roal Dahl ; on y voit un volcan dont la bouche est une trappe ouvrant sur la rampe de lancement d'une roquette secrète [2]. Toujours dans la postérité inconsciente de ce texte, on reste dans le domaine de la pure pataphysique (pure en tant qu'elle s'ignore complètement) avec les délires des conspirationnistes sur les "armes tectoniques", qui provoqueraient, si l'on en croît ces foufous, toutes sortes de catastrophes naturelles (séismes, raz-de-marée, éruptions volcaniques). Jarry, en plus de s'amuser avec un certain sacré, baisse par avance le pantalon de nos distrayants «  conspis » ; la seule différence entre un pataphysicien conscient et un conspirationniste, c'est qu'il n'est pas conspirationniste - il sait que ses solutions sont imaginaires et qu'elles répondent à une absence de problème. De la même manière Dali disait que la seule différence entre un fou et lui, c’est qu’il n’était pas fou. S'il est difficile de sortir des projections subjectives (le Japon s'y prête particulièrement, voire par exemples les étranges élucubrations de Roland Barthes dans L'Empire des Signes), autant le faire en toute connaissance de cause !



Pataphysique étymologico-géologico-historico burlesque du meilleur tonneau, dispositif bizarre qui construit autant qu’il détruit, invitation à regarder le monde sous un angle neuf, voilà un texte qui change des cul-cuteries sempiternelles sur la montagne sacrée, des obligatoires références à Hokusai (écartant l’humour de celui qui relativisait le Fuji en en faisant un élément secondaire, comparé à une vaguelette éphémère dans son estampe La Grande Vague de Kanagawa), des trucs d’esthètes-exotes à la mie de pain. Pour ma part, j’aime bien le Mont Fuji, car on dirait un dessin fait par un enfant de trois ans.


J’oubliais : ce texte de Jarry risque de plaire aux psychanalystes lacaniens, qui y trouveront une confirmation de l’universalité du signifiant ainsi que des éléments à mettre en relation avec les théories infantiles sur la sexualité.





















(un collage que j’avais fait il y a longtemps) 

[1] Il existe à Tokyo, dans le quartier de Kōrakuen, un temple dédié à Enma, « Konnyaku Enma », fondé en 1624. Les fidèles souffrant des yeux peuvent y faire une offrande de gelée de konjac (gelée faite à partir de la plante amorphophallus konjac, en japonais konnyaku, phallus amorphe aussi appelé « langue du diable ») pour favoriser leur guérison. Une légende datant de l’époque Edo raconte en effet qu'Enma a offert son œil droit à une vieille dame aveugle, qui pour le remercier lui a fait régulièrement cadeau de son konnyaku préféré. Me plaît l’idée d’obtenir les faveurs du dieu de la mort en déposant au sein d’un temple un peu de gelée bon marché
[2] Je me demande si Maurice Leblanc connaissait ce texte de Jarry lorsqu’il a eu l’idée d’écrire L'Aiguille creuse... Ce n'est pas impossible. 

Photos en vrac 色々





















2018年6月6日水曜日

Jarry et le Japon

(Ouverture du chantier “Alfred Jarry et le Japon” - ce n’est pas l’entrée la plus évidente, et pourtant je vais de découvertes en découvertes ! Je compte publier ici chaque chapitre,  dans le désordre, rien n'est définitif, tout est susceptible d'être modifié, c’est encore au stade du brouillon)


Dans ce pays on chasse les canards avec un filet à papillon 


Dans la Revue Blanche d’août 1901, Jarry publie un compte-rendu sur Promenades en Extrême-Orient, ouvrage d’un certain Pimodan, dans lequel il est question, entre autres, du Japon. Voici ce qu’en écrit Jarry :

LE COMTE DE PIMODAN : Promenades en Extrême-Orient (Champion)

À Shanghaï les mendiants demandent l’aumône d’une étrange manière, en se suicidant aux portes de riches, à titre de provocation contre leur dureté. Voilà une bonne extinction du paupérisme. 
À Yokohama et dans tout le Japon, ce qu’on appelle la langue franque, c’est l’anglais. 
Les tremblements de terre au Japon sont ainsi produits : il y a un gigantesque poisson sous le sol, tenu par Bouddha la tête sous une colonne de pierre. Quand les hommes sont méchants il le laisse frétiller de la queue. S’il la remue frénétiquement, on va jusqu’à ressentir une secousse comme du passage d’un lourd omnibus.
Dans ce pays on chasse les canards avec un filet à papillon et on joue des drames très pathétiques sur de petits théâtres qui ont pour marionnettes des singes tenus en laisse et guidés à la baguette. Sur les grands théâtres, Danjuro et Kavakami (sic), célèbres acteurs classiques, ne rêvent rien tant que d’imiter Mounet-Sully et Sarah Bernhard.

La Revue Blanche, 1er août 1901 (texte repris dans le recueil La Chandelle Verte).

Cette note m’a intrigué ; j’ai voulu en savoir plus sur ce louche “Comte de Pimodan”. 

Issu de la famille de Rarécourt de La Vallée de Pimodan, une famille subsistante de la noblesse française, Claude Emmanuel Henri Marie Blaze à Rallonge de Pimodan (1859-1931) était attaché militaire à la légation française au Japon, et a publié, sous le nom “Le Commandant de Pimodan” (et non pas Comte) Promenades en Extrême-Orient (1895-1898). De Marseille à Yokohama, Japon, Formose, Îles Pescadores, Tonkin, Yézo, Sibérie, Corée, Chine (Paris Honoré Champion, 1900). Il y relate les voyages qu’il a faits du 18 décembre 1895 au mois de juin 1898. Ce livre, dans le domaine public, est consultable dans son intégralité à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54086846/ 

L’auteur, modeste ou feignant de l’être, s’y définit comme touriste consciencieux”, “simple passant” proposant des “notes” et des “réflexions”. L’intérêt d’un tel ouvrage, pour le lecteur de 2018, est tout relatif, et réside selon moi dans l’utilisation qui est faite du terme “extrême-orient”, pas si fréquent à l’époque (le mot, assez vague, apparaît dans les années 1860 : quelle réalité géopolitique désigne-t-il, pourquoi ce terme et pas un autre ?), ainsi que dans quelques descriptions de lieux, quelques anecdotes... Le livre, sans être complètement bidon, est quand même passablement ennuyeux, banal. Et je préfère passer pudiquement sur le racisme type Tintin au Congo (je garde ça pour le cas Loti), les généralisations abusives à la Karyn Poupée ("les Japonais sont") et l’idéologie du “choc des civilisations” qui embaument certaines pages. C’est un livre qui a dû intéresser les Jean-Michel Tatami de l’époque fascinés par le Japon, mais enfin, en dépit de son intérêt pour l'Asie, je peux imaginer l’ennui de Jarry parcourant ce flan aux pruneaux et devant, pour gagner quelques deniers, en écrire un compte-rendu pour la Revue Blanche

Qu’en fait Jarry ? Un montage. Il compile les quelques lignes dignes d’intérêt, les passages insolites, singuliers, consternants, sortant de l’abondance de platitudes et de généralités que Pim’ nous inflige. En accord avec la théorie pataphysique de l’équivalence universelle, il déhierarchise, condense les incongruités, pour donner forme à un bloc de désordre. Sa note de lecture est un florilège, on pourrait presque parler de collage ; certaines phrases sont citées quasi-textuellement, d’autres sont à peine reformulées et, à l’exception de la remarque sur l’extinction du paupérisme, non-commentées. Ces polaroïds textuels, photographies d’accidents mises bout à bout sans transitions, ont quelque chose d'onirique : “les rêves sont coq à l'âne”, écrivait Michaux dans Le Rêve et la Jambe. Pourtant, dans le même temps, le lecteur tire de cette juxtaposition d’éléments l’impression d’une nécessité et croît voir dans ce montage une forme synthétique ; Jarry s'approprie le texte, le critique reste avant tout auteur. À partir d’un ouvrage plutôt insignifiant (à tendance lourdingue), Jarry produit un texte qui dépasse la simple note de lecture pour l’en rapprocher d’un poème en prose pataphysique. Mais à la limite, autant qu'à un poème en prose, on pourrait aussi penser qu’il s’agit d’un brouillon pour un texte futur plus construit, plus élaboré, qui s’étendrait davantage.  

Pataphysique ? Oui, car la pataphysique se veut “science de l’exception”, “science du particulier”, “science des solutions imaginaires” ; Jarry isole tout ce qui étonne, dans le contenu ou dans la forme. 
Jarry retient tout d’abord un fait social aussi tragique qu’hallucinant : le suicide de mendiants de Shanghaï devant les maisons des riches, “vengeance posthume”, “le plus vilain tour (sic !) qu’un pauvre hère [...] puisse jouer à un riche ennemi” (Pimodan). Il ajoute que la généralisation de cette “étrange manière” de “demander l’aumône” (les mots sont de Jarry) conduirait à l’”extinction du paupérisme”, et voilà un bel exemple d'humour noir et de pataphysique opératoire, que le Jonathan Swift de Modeste Proposition... aurait certainement apprécié. 

Ensuite, un peu de pataphysique langagière : au Japon, nous indique Pimodan, la “langue franque” (les termes lingua franca, ou langue franque,  désignent un pidgin utilisé comme langue véhiculaire du Moyen Âge au xixe siècle dans l’ensemble du bassin méditerranéen), est l’anglais. Le globish, déjà à l’époque, sévissait au Japon ! Langue franque / anglais : le rapprochement fait sourire, enfin pas Pimodan qui en bon colon trouve ça “un peu triste à des oreilles françaises”. 

On enchaîne avec une solution imaginaire de premier choix : la légende bien connue du Namazu, poisson-chat géant vivant dans la vase des profondeurs de la terre, et sur l'échine duquel repose le Japon. Pimodan la met en relation avec le bouddhisme, ce qui est inexact, et compare la sensation ressentie lors d'un séisme (causé par le tremblement frénétique de sa queue”, celle du poisson, entendons-nous bien) au passage d’un omnibus, comparaison amusante qui témoigne de cette tendance, propre à pas mal d’écrivains-voyageurs, à ramener l’inconnu au connu (on la retrouve en haut débit chez Loti, par exemple), en l’occurence un connu assez trivial. Mais après tout, pourquoi pas ? L’image est singulière, pré-surréaliste ; elle offre un fort coefficient d’arbitraire et met en présence des réalités a priori très éloignées les unes des autres : gros poisson - tremblement de terre - omnibus. Une belle pataphore (métaphore exceptionnellement élargie, selon la définition de Paul Lopez). 




Autres images insolites : les canards chassés au filet à papillons (image mentale : un canard avec deux ailes de papillon - précisons que cette épiphanie est née d'une condensation de deux fragments distincts ; Pimodan parle de chasse aux canards puis de filets à papillon ; Jarry s’est permis d’en faire une synthèse), les singes menés à la baguette (je vois tout de suite un orchestre de singes jouant une symphonie). La note se termine par une remarque sur les acteurs Ichikawa Danjūrō IX et Kawakami Otojiro, qui imiteraient Mounet-Sully et Sarah Bernhard, ce qui dans le cas de Danjūrō est vraiment abusé. En effet, bien au contraire, le kabuki (forme épique du théâtre japonais traditionnel), après une période de déclin, connut un retour en grâce à partir de l'ère Meiji (1868 - 1912), en réaction à l'introduction de la culture occidentale : il ne s’agissait pas, d’évidence, de mimer les acteurs occidentaux !  Là aussi, Jarry exagère un peu ; Pimodan ne dit pas ça, il précise juste que Kawakami (acteur "shimpa", c'est-à-dire "nouvelle école", donc pas du tout un “acteur classique”) a voyagé et connaît le jeu de Mounet-Sully et Sarah Bernhard. Mais peu importe, car cela produit une analyse sauvage des mutations culturelles qui ont accompagné l’ère Meiji. En très peu de mots, les enjeux de l’époque sont pointés, l’essentiel est dit. 

On l’a vu, ce sont surtout des passages en rapport avec le Japon qui ont retenu l’attention de Jarry. Qu’est-ce que Jarry pouvait bien penser de ce pays ? Impossible à dire ; on sait que Jarry s'intéressait à l'"Orient", mais je l’imagine légèrement saoulé par le japonisme prout-prout pour boloss de la haute tellement répandu à son époque (ainsi, détail révélateur, la "Vieille Dame" de L'Amour en visites possède une collection d'éventails japonais). Ce japonisme béat, creux, est solidaire des représentations kitsch du Japon, qui leurrent, font écrin, écran et nous dissimulent la complexité du pays, sa singularité, pourtant autrement intéressantes que les pubs Obao. Une partie des stéréotypes bien vilains, idéologiquement saturés, qui nous empoisonnent encore de nos jours (Cool Japan et Japonisme 2018 c'est de vous que je parle) prend sa source dans ce japonisme facile. Avec son texte pour la Revue Blanche, on change de planète, on sort de l'exotisme superficiel, Faustroll sourit à nouveau : le Japon se change en pays pataphysique, dans lequel l’incongru prolifère sans trêve. 


















Bonus !


La méthode Jarry du compte-rendu littéraire : 

  • Choisir un livre globalement insignifiant, voire nul, mais pas entièrement : il doit être un minimum risible et surprenant 
  • J’aime, je ramasse (motocrotte poétique) : faire une sélection des quelques extraits aberrants, incongrus, drôles 
  • Au besoin, en fabriquer (en télescopant des éléments distincts, en “forçant” le texte, en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas)
  • Les mettre, sans transition, les uns à la suite des autres, et y ajouter éventuellement quelques commentaires personnels 

Essayons. Voici un petit compte-rendu d’Éden Éden Éden, le chef d’œuvre comique de Pierre Guyotat :

Dans ce livre on lit que le foutre sec pétille : ce que constate le critique-écrivain recourbant sa langue sur sa joue. 
On y apprend la véritable nature des événements  « pipeau-flan » (i.e. colloques) régulièrement organisés au château de Cerisy : 
« Hamza sort de sa poche la flûte prise au garçon, il l’enfonce dans son short, entre ses fesses, tournillant le sifflet dans son cul souillé ; se redresse, marche, à genoux, vers le berger, saisit la jambe du casqué : "…Assa, tu fais du flan ?" » Voilà une bonne extinction de la respectabilité. 
De même, on sait désormais qu’il arrive aux fesses d’être diagonales, et que la rotation du maître de foutrée les fait dévier de leur trajectoire. 
Les singes voient parfois leurs doigts forcés par des baguettes, appendices de chair humaine. 
Un poète se prend à décharger tout son jus de nuit et permet à son lecteur de gober, effilochés dans l’eau, les filaments détachés du slip.