RENCONTRE AVEC AKIKO NAKAYAMA
(Cet entretien a été originellement publié en novembre 2017 sur le site www.courant-actuel.fr - que je vous recommande vivement)
En japonais, la couleur, « iro », s'écrit 色. En décomposant le caractère, on
remarque la présence de 巴, qui peut se lire « uzumaki » et qui désigne, entre
autre, le tourbillon.
Un tourbillon de couleurs, voici sans doute la meilleure définition, la plus
essentielle, de la peinture de la jeune artiste japonaise Akiko Nakayama, dont
l'ambition est de "donner vie aux images", grâce à une technique qu’elle a
baptisée Alive Painting. Lors de ses performances, seule ou le plus souvent en
présence de musiciens, de danseurs, Akiko Nakayama manipule divers fluides
colorés aux propriétés uniques, qui sont filmés et projetés en temps réel sur un
écran.
Il n'est pas évident d'exprimer verbalement l’émotion et le plaisir ressentis devant ces accidents de la matière, ces formes éphémères qui pullulent, s'amplifient, s'intensifient, s’attirent, se
repoussent, se liquéfient en rythme. Ni de décrire la beauté sauvage sensuelle d'une peinture rendue au mouvement, le signe même de la vie.
Sensualité : il s'agit d'un autre sens du très polysémique caractère 色, qui
recouvre aussi les notions de variété, de diversité…
L'Alive Painting est l'art des
surgissements, des rencontres, des métamorphoses sans cesse relancés.
L'exact opposé de « l'enfer du séjour inchangeable » qui effrayait Henri Michaux,
un autre amoureux de l'image en mouvement. Michaux qui n’hésitait pas à
affirmer : « la peinture, c'est du cinéma ». Les créations d'Akiko Nakayama lui
donnent entièrement raison.
J'ai découvert cette artiste en août 2014, à l'occasion d'un concert de noise à
WWW, une salle située dans le quartier de Shibuya, à Tokyo. Tout de suite, j'ai
été séduit, saisi, ébloui : j'avais depuis toujours rêvé de voir ça - non pas une
suggestion picturale du mouvement, mais le mouvement en peinture, donné à
apprécier dans toute sa fluidité. Depuis, j'ai eu la chance, étant musicien (je joue
du thérémine dans les groupes Lo-shi et Eternal Citizen of the Psychic Strasbourg), de collaborer à deux reprises avec Akiko
Nakayama. Mon admiration est allée croissant et, les ressources disponibles sur
ses créations, sa pratique étant pour l'instant assez limitées, j'ai eu l'envie d'en
savoir plus, sur elle, sa vie, son parcours, sa vision, et de lui poser quelques
questions qui me tenaient à cœur. Rencontre avec une artiste atypique.
--
Bonjour Akiko. Tout d'abord, j'aimerais que tu me parles de ce que tu appelles
"Alive Painting". Le "live painting", performance visuelle d'un artiste qui peint une
œuvre pendant un concert, je connais, on en voit souvent au Japon, mais toi tu
ne fais pas de live painting. C'est du "Alive painting".
Alive, ou ; ma peinture est vivante, c'est de la matière en mouvement.
Tu as commencé quand ?
Pendant ma deuxième année à l'université, ça fait donc huit ou neuf ans. J'ai
suivi un cursus d'art (dessin et peinture à l'huile) à l'université Zokei, à Tokyo.
Mais j'ai toujours aimé peindre.
Depuis que tu es petite ?
Oui, je peignais beaucoup. Mais je me demandais toujours : pourquoi une
peinture doit-elle sécher, s'arrêter, se figer ? J'aimais regarder l'eau colorée
s'écouler quand je lavais mes pinceaux et aussi, juste avant qu'elles ne sèchent,
regarder les couleurs se mêler... J'ai voulu partager ces moments avec d'autres.
À l'université, j'ai fait une fontaine.
Une vraie fontaine ?
Oui, une grande fontaine de deux mètres, qui projetait de l'eau colorée. En haut,
il y avait un réservoir d'eau rouge, l'eau passait dans un tube et ressortait petit à
petit. En même temps, des couleurs était projetées sur l'eau grâce à un PC et un
projecteur vidéo. À cette époque, j'écoutais aussi beaucoup de musique, et je
dessinais.
Quel genre de musique ?
Par exemple ? Du rock progressif, du Yes... Des morceaux de vingt minutes qui
font un peu peur (rires)... Il ne se passe pas grand chose pendant un quart d'heure, et puis à la fin, ça explose... je dessinais en écoutant ce genre de
musique. Du jazz, aussi. J'allais à des concerts et je dessinais en écoutant. Le
lien entre musique et arts visuels m'a toujours intéressé. D'ailleurs, il y a tellement
de mots en commun, la forme, le rythme, la composition, le contraste... même
des choses précises comme la "blue note"…
En ce moment à Tokyo, il y a une expo sur Nebel, Klee, Kandinsky. Pour
Kandinsky, la couleur est intimement liée à la musique ; elle a aussi une "tonalité
affective".
Oui, c'est tout à fait ça... Chez Klee aussi…
Ce que je n'aime pas trop chez Kandinsky, c'est le côté "strict" de sa peinture,
ces formes géométriques "objectives", tracées un peu comme le ferait un
ingénieur…
C'est rigide... Ça me rappelle une chose que j'ai apprise à l'université : tordre des
cuillères !
Tordre des cuillères ? Par la pensée ? (Rires)
Non ! En les chauffant, et en étant parfaitement détendue... À l'université, il y
avait deux cours de sport, l'un était du "sport-sport" et l'autre c'était de la méditation,
apprendre à respirer, à utiliser son corps, ça m'a beaucoup apporté. Laisser
advenir... J'en fais encore maintenant, mais pas très sérieusement. À l'université
j'ai commencé à faire du live painting "classique"; je peignais pendant les
concerts d'amis musiciens. Et j'avais un ami danseur et un ami DJ, qui voulaient
faire quelque chose tous les deux. Le DJ a voulu mettre en relation la musique
et la danse... Pour les lier, ils ont voulu insérer de la peinture, un peu comme si
c'était de la "colle" appliquée entre la musique et la danse. Je me suis donc mise
à peindre les sons, et ces peintures devenaient le point de départ de formes
corporelles. J'ai alors commencé à utiliser une caméra et un projecteur vidéo
pour filmer projeter ce que je peignais sur un écran : voilà comment a commencé
l'Alive Painting.
C'était différent de ce que tu fais maintenant ?
Non, fondamentalement c'était la même chose.
Et la machine un peu étonnante que tu utilises, tu peux m'en parler ?
Il y a longtemps, quand les projecteurs vidéo n'existaient pas, qu'il n'y avait que
les projecteurs de diapositives... Un artisan faisait des performances avec ce
genre de projecteur. À cette époque il fallait tout faire soi-même. Je suis devenue
très amie avec lui. On a fabriqué la machine ensemble. Ça lui plaisait, que je
fasse quelque chose d'"analogique" à notre époque du "tout numérique"... J'ai 29
ans, il en a... 74 ! On l'a construit ensemble, en dialoguant ; du genre, il faudrait
qu'on puisse l'incliner plus, la faire tourner...
La dernière fois qu'on a fait un événement ensemble, dans la petite galerie de
Suidôbashi, j'ai bien aimé regarder quand tu te préparais. On aurait dit... que tu
faisais un gâteau !
Mais tu sais, ce que j'utilise, c'est un vrai moule à gâteau !
Vraiment ?
Oui, le truc qui tourne... Avant j'utilisais un bassin pour poissons, carré, ça ne
pouvait pas tourner... Maintenant je peux le tourner... Et donc, dans le moule à
gâteau, je mélange toute sorte de produits, j'ai l'impression de faire la cuisine !
(Rires) Quand j'étais étudiante, j'utilisais juste une bâche en vinyle, ce n'était pas
pratique, tout risquait à chaque moment de couler partout... Maintenant je n'ai
plus ce problème.
Et pendant tes performances, tu es dans quel genre d'état d'esprit ?
Je m'adapte à chaque musicien. J'essaie de ressentir sa couleur dominante, de
l'accentuer. Ça, je contrôle un peu. Mais l'intuition reste importante, et puis je
m'adapte aussi au public, et à la salle. Par exemple, si c'est l'été et que l'air
conditionné est cassé, comme la dernière fois pour le concert de ton groupe, je
vais mettre des couleurs froides pour rafraîchir l'atmosphère !
Ah oui, c'était infernal, cette chaleur ! Mais, pour revenir à tes performances, tu
ne contrôles pas tout, n'est-ce pas ? Les formes et les couleurs vivent leur vie...
Est-ce qu'il y a des "accidents heureux" ?
Des accidents heureux ? Mais c'est ce que je recherche, à chaque fois. Même
des choses un peu insidieuses... Il faut que ça arrive, sinon... Je ne dirige presque
rien, c'est comme quand tu mets du lait dans le café, parfois tu te dis, tiens,
aujourd'hui il se répand comme ça... Ça, je veux le montrer et être surprise en
même temps que le public.
C'est un peu comme une jam session en musique…
Oui, cette sensation de : "Oh ! Qu'est-ce qui se passe..." Tiens, regarde ce verre
de bière... Les petites bulles qui remontent... J'aime regarder ce genre de choses,
depuis que je suis toute petite... On voit tellement de phénomènes, à l'intérieur,
à l'extérieur, il y a tant d'états de la matière, je me focalise sur un état, pour le
montrer... Si je faisais de l'Alive Painting là, en ce moment, il y aurait une partie
avec seulement la mousse, une juste avec cette partie du verre, une avec cette
autre partie... Mon but, c'est de partager tout ça, immédiatement. Et puis j'utilise
aussi des glaçons, j'adore ça, comment vont-ils fondre quand j'applique de la
peinture, lentement ou pas, quel genre d'eau vont-ils relâcher, je ne contrôle rien
du tout... J'utilise le souffle aussi, et des oil magnets (aimants sur filtre à huile).
Tu te souviens de la citation de Michaux que j'avais postée sur Twitter ? "Le flash,
les couleurs qui filent comme des poissons sur la nappe d'eau où je les mets,
voilà ce que j'aime dans l'aquarelle. Le petit tas colorant qui se désamoncelle en
infimes particules, ces passages et non l'arrêt final, le tableau. En somme, c'est
le cinéma que j'apprécie le plus dans la peinture". En la lisant, j'ai tout de suite
pensé à toi.
Des couleurs qui nagent comme des poissons ? Ah, ça me plaît, cette image...
Et tout le reste. C'est incroyable, c'est exactement ce que je pense ! Je voudrais
le lire en japonais... Mais tu sais, au Japon aussi, on retrouve cette façon de
penser. Tu connais les e-maki [rouleaux peints] ? J'aime beaucoup, c'est un film
qui se déroule sur une seule feuille. Ce sont des peintures à l'encre, on dit que
l'encre attribue une forme, et que l'eau la fait fleurir poétiquement. C'est quelque chose que je comprends bien. On sent l'encre se répandre, et dans les thèmes
aussi, on ressent le passage du temps. Si ça se trouve, j'en faisais dans une vie
antérieure !
Tu as déjà essayé d'en faire un ?
Oui, dans des ateliers que j'organise, pour des enfants.
Des ateliers pour enfants ! Ça m'intéresse ! Un gros enfant trentenaire pourrait y
participer ?
Oui, viens ! (rires) Tiens, j'y repense, il y a un e-maki merveilleux de Taikan
Yokoyama, Métempsychose (1923) qui montre le courant de l'eau... La scène
commence en haut d'une montagne, l'eau coule, arrive à la mer, devient nuage,
puis se change en dragon.
En nuage puis en dragon... Je ne te demande pas si tu aimes les nuages... Pas
seulement comme objet au sein duquel on peut rêver, se perdre... Mais plutôt
comme structure mobile, toujours renouvelée…
Bien sûr, j'aime les nuages. La fumée aussi. Toutes les structures en mouvement.
Je fume rarement, mais quand ça m'arrive, c'est pour observer les variations des
volutes de fumée. Dans une pièce close, c'est fascinant.
Tu peins tous les jours ?
Non, pas tous les jours. Pour m'entraîner, je regarde attentivement n'importe quel
fluide, le lait dans le café comme je te disais, ou l'eau quand je prends ma douche.
Tant que c'est un liquide, tout me convient.
Quels sont tes artistes préférés ?
- Mon préféré, si je ne devais en citer qu'un, ça serait Okyo Maruyama. Un peintre
japonais de l'époque Edo. Il peignait des suiboku-ga (dessins à l'encre et à l'eau)
et n'utilisait que du papier et du tissu, mais pour moi, c'est le premier artiste de
media art [art des nouveaux médias, qui inclut des œuvres dont le fonctionnement fait appel à un composant technologique, par exemple art
cinétique, interactif, multimédia, électronique, vidéo etc]. Maruyama, par exemple,
peint un poisson sur de la soie. Il dispose son œuvre dans la pièce de telle
manière que la lumière vienne traverser le tissu, et le fasse briller, comme si
c'était de l'eau qui tremblait. Il a peint aussi, d'après une légende chinoise, trois
poissons qui se changent en dragon, dans une cascade ; l'un des trois est
représenté en pleine transformation. C'est en noir et blanc, mais on y voit toutes
les couleurs de l'arc-en-ciel. Comment arriver à un tel résultat ? Eh bien, le papier
est blanc, mais d'un blanc tirant légèrement vers le jaune. L'encre est noire, mais
subtilement bleutée. Les yeux interprètent ce noir et blanc légèrement teinté
comme des couleurs à part entière, l'œil a soif de couleurs ; il les crée. C'est donc,
d'une certaine façon, le spectateur qui crée l'œuvre, en générant lui-même les
couleurs.
Une dernière question : si tu n'étais pas devenue artiste, qu'aurais-tu aimé faire ?
Question difficile... Quand j'étais collégienne, je voulais devenir arboricultrice,
docteur pour arbres. Mais j'étais surtout douée en arts plastiques, plus que dans
les autres matières... Donc, ce que je voulais faire en tant qu'arboricultrice, je me
suis dit : "faisons-le en peinture", et je me suis dirigée vers l'art. Si j'avais été
plus classiquement studieuse, c'est ce que j'aurais fait. Mais ça ne s'est pas fait,
car mon langage premier, c'est la peinture.
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Le site d'Akiko Nakayama :
Sur Twitter : https://twitter.com/akikonkym
Julien Bielka (Tokyo)
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