furomaju

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2021年3月15日月曜日

Cartographier la liberté

(sur Postcards from No Man’s Land de former_airline)
 
 

J’ai envie de renouer avec l’utopie. De type fouriériste, et de type FALC pour être précis. Marre du pessimisme réactionnaire, du cynisme, de Houellebecq et compagnie, on en mange midi et soir depuis la fin des années 90, je voudrais qu’on sorte de cette purée de pois, qui prend des proportions hallucinantes, n’est-ce pas. J’ai l’impression de vivre dans un cauchemar debordien, Debord dont la phrase trop célèbre, partout citée : « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » ne me semble plus excessive, au contraire. Visioconférences, apéros sur Zoom, release parties sur Minecraft, concerts en streaming, retour de la messagerie ICQ (!), j’ai même vu dans le quartier d’Uguisudani, Tokyo, des hôtels proposer des casques de réalité virtuelle !.. Et aussi, pour rester dans Debord, dont les analyses se confirment de manière inquiétante, l’un des traits du spectaculaire intégré réside selon lui dans le « présent perpétuel » — on en fait l’expérience tous les jours, ambiance Un Jour sans fin (et un jour moisi) depuis le début de la pandémie.

Ennui. Léthargie. Acédie. On est tous en train de cuire à petit feu dans la marmite immonde du Covid-19, sortie des rêves sadiques d’un homoncule à tête de cachalot macrocéphale, méchant et frustré, décidé à nuire à tout élan un peu généreux, à tout projet vaguement utopiste. Pro-jet : après s’être sorti des sables mouvants de la déprime en se tirant soi-même par les cheveux, se prendre par le col et s’envoyer le plus loin possible — pas simple. Le dernier album de former_airline peut nous y aider.


 

En 2020, trois albums très différents ont squatté mon mange-disque, ou mon mange-stream : dans l’ordre, S1/S2 de Nisennenmondai, Dark Hearts d’Annie (notre Julee Cruise), et Postcards from No Man’s Land de former_airline. Trois approches de l’époque. Trois incarnations du fantôme. Nisennenmondai, un monde disparaît, lentement mais sûrement, dans le brouillard. C’est glacial, austère, l’EP avait réussi à me faire complètement désespérer. Annie, une nostalgie twinpeaksienne, tocsin tendre, délicat, vaguement anxiogène — un album de synthpop qui vérifie que notre cœur est sur ON et en état de marche. former_airline est plus difficile à cerner, mais il encapsule tout aussi bien l’époque, en l’ouvrant vers autre chose. Je vais essayer de m’expliquer ; je sens que ça va encore être du charabia proche du délire, mais je suis comme ça, je délire le réel en espérant l’avoir à l’usure !


former_airline, c’est le nom du projet solo de l’artiste japonais Masaki Kubo, qui a sorti une dizaine d’albums sous différents labels internationaux. Musique post-tout, sous fortes influences krautrock, shoegaze, ambient, dub, post-punk, qui ressemble à plein de choses connues et pourtant donne l’impression de neuf, de frais, d’ouverture. Ce qui sur le papier n’était pas gagné d’avance. Plaisir immédiat du psychédélisme, des rythmes motorik imparables, des rêveries ambientales, de l’humour discret : dès la première écoute j’étais sous le charme. 9 morceaux instrumentaux (à part la dernière piste, « S. Sontag in the Psykick Dancehall », ambient house qui m’a fait penser à The Orb), diversité, variété, et quelque chose de légèrement en suspension, étonné, souriant, qui n’accable pas l’auditeur, mais au contraire le met dans des dispositions bienveillantes d’accueil de l’avenir. Les formes musicales, identifiables et datées, n’ont rien de régressif pour autant, car elles sont animées par de nouvelles narrations possibles. L’ensemble sonne très familier, des noms viennent immédiatement à l’esprit : Neu, Ash Ra Tempel, Harmonia, Slowdive, Eno — pas les pires références, d’ailleurs. On est en terrain connu, rassurant. Mais écouter ces formes musicales dans le chaos de 2021 les emporte vers l’inconnu. Le spectral : toutes les promesses de subversion libertaire, de vie différente, multiculturelle, juste, bariolée, mobile, égalitaire, en un mot cool que ces musiques annonçaient et qui se sont un petit peu pris un gros platane dans le visage.

Alors, on serait donc en pleine spectrologie des « lost futures », ces futurs non advenus qui hantent le présent ? Oui, enfin c’est comme ça que m’est apparu Postcards from No Man’s Land. Masaki Kubo écrit :

It’s a work that I really wanted to release “now” as a record of the sounds before and after the disappearance of casual everyday life into the space occupied by distant memories and the world’s drastic transformation into this new normal. It’s like a letter from someone staring into an unknown emptiness.

Un « maintenant » sous le signe d’un vide inédit, hanté par le passé, la disparition, et pourtant ouvert sur autre chose ? Sur la possibilité presque optimiste de nouveaux récits, qui s’appuieraient sur le passé ? Les impératifs de dépassement, de « table rase », de formes nouvelles qui périmeraient celles du passé ne sont plus d’actualité. On est condamné aux poubelles de l’histoire, et ce qui est bien, c’est qu’au fond tout le monde adore jouer dans les poubelles. Chercher, assembler, modifier, combiner, bouturer, hybrider et voir ce qui se passe. Tous les trucs qui étaient censés appartenir au passé sont en fait toujours là, ils frappent à la porte. Ce que nous rappelle l’album tonique et généreux de former_airline, c’est qu’on a juste devant les yeux, comme la Lettre volée, une carte de la liberté. À nous d’en faire bon usage.

former_airline : Postcards from No Man’s Land

sorti le 28 octobre 2020 (Call and Response Records, Tokyo)

Liste des pistes

Face A

In Today’s World

Postcards from No Man’s Land

Insane Modernities

On the Sea of Fog

Dubby the Heaven

Face B

Paint This December Blue

Destroy What Destroys You

Walking Mirrors

S. Sontag in the Psykick Dancehall

référence : CAR-44

Format : Cassette + code de téléchargement

Prix : ¥1500 +taxes