furomaju

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2021年11月20日土曜日

Le Japon surréel des parcs pour enfants

 

2021. Un vendredi d’octobre, à Tokyo.

Je marche, comme d’habitude.

Une pluie soudaine interrompt ma flânerie et m’amène à m’abriter à 模索舎 Mosakusha : une librairie plutôt anarchiste située près de Shinjuku Gyôen, précisément à 2-chôme, le quartier LGBT. Pas loin, le bistrot anar Lavenderia : décidément, un vent de liberté parcourt ce quartier. Mosakusha foisonne d’ouvrages (essais principalement) plus intéressants les uns que les autres, bien sûr en japonais. Alors vous, je ne sais pas, mais je me vois mal pousser le snobisme jusqu’à lire David Graeber, Agamben et Jared Diamond en japonais !


Pourtant, j’ai vraiment envie d’acheter quelque chose, pour soutenir la librairie (autant dire que les librairies anarchistes ne sont pas tout à fait répandues au Japon) (1). Comme un grand enfant quasi-quadra, je me dis : cherchons des bouquins avec des images. Je me dirige fissa vers le coin des zines, et là, c’est l’éblouissement : un monde étrange et bigarré, cheap photocopié et belle ouvrage, s’intéressant à tout et n’importe quel sujet ; une jungle amicale de publications obscures. Hétérologie à la Georges Bataille (je pense à sa revue Documents), hétérologie — c’est-à-dire kebab : salade tomates oignons tout, sauce samouraï. Une revue retient mon attention : 公園遊具 Kôen Yûgu, consacrée aux aires de jeux des parcs pour enfants de tout le Japon (2).

De format modeste, d’une trentaine de pages en couleurs, la revue Kôen Yûgu est l’œuvre du photographe 木藤 富士夫 Fujio Kito, vivant actuellement à New-York. Il y réunit de belles photos nocturnes de parcs pour enfants et se focalise sur les aires de jeux, qu’il éclaire littéralement d’une lumière crue, de l’intérieur et de l’extérieur. Aucune présence humaine, pas d’enfants donc : ces parcs familiers deviennent étrangement inquiétants, métamorphosés par la nuit. Ogres, robots, animaux, formes abstraites, châteaux, démons… Un autre monde (de ciment), d’habitude ignoré par les résidents, sans parler des touristes.


Kito, dans une démarche à la Atget, rend visible (fait exister) et sauve de l’oubli ces aires de jeux qui, j’en suis sûr, sont en sursis : ce pays a le bulldozer chatouilleux. Ces aires de jeux ? Non : musées de sculptures à ciel ouvert, qui valent celui de Hakone, car ils nous rappellent que l’art est fait pour être pratiqué, investi au quotidien (3).

Rendez-vous immédiat avec sa propre enfance pas sage. L’enfance baillonnée, invisible et silencieuse, pas perdue. L’enfance comme manière de voir le monde et d’être affecté par lui. Merveilleux quotidien, si le merveilleux est synonyme de non-savoir. Un monde grotesque et touchant, inquiétant et attirant. Mythes rigolos, peur apaisée par l’humour. D’évidence, le vrai Cool Japan.


Allez, faisons un pari sur l’avenir : les « états d’urgence » et autres « couvre-feux » ne tarderont pas à refaire une apparition au Japon, contribuant par là à l’essor des activités informelles et non-marchandes ; en termes techniques, picoler dans les parcs (4). La nuit. Sans faire trop de bruit pour ne pas avoir la maréchaussée au derché. Le « passe sanitaire » (!) n’est pour l’instant pas envisagé, mais quoi qu’il arrive, il nous restera les parcs pour enfants. Ils nous infantilisent ? Eh bien, d’accord. On va redevenir des enfants (i.e. pervers polymorphes) et ça ne va pas être triste. Transformer nos existences en parcs de jeux loufoques, inventifs et ignorés ? Chiche.


Désertons ce qui nous afflige, disparaissons, investissons les lieux encore respirables, sans traçage ni surveillance, gratuits, poétiques. A défaut de rond-points, je voudrais donner rendez-vous à toutes les personnes de bonne volonté, désirant faire un pas de côté et échapper à la dystopie visqueuse qui nous pourrit la vie depuis deux ans, je voudrais donner rendez-vous, donc, aux gilets multicolores dans ces modestes parcs pour enfants du Japon : s’y émerveiller, s’y éveiller.

Contactez-moi : pubisralouf at gmail.com


(1) D’ailleurs, ça craint vraiment : la dernière librairie indépendante à vendre des livres francophones, Omeisha (Iidabashi), ferme définitivement ses portes sous peu. Sérieusement, stop Amazon, soutenons les petites librairies qui morphlent leur maman encore plus à cause du “Covid”.

(2) J’ai depuis longtemps une grande affection pour les petits parcs pour enfants au Japon. Il y en a partout, mais personne n’y prête vraiment attention, à tort ! Pour moi, ils sont liés à jamais au chef-d’oeuvre traumatique Akira et à la scène du rêve de Tetsuô. Scène bouleversante, qui me fait pleurer à chaque vision ; ce film a été pour moi une vraie scène primitive, je m’en suis rendu compte dernièrement. Cette scène d’une beauté irréelle me semble d’ailleurs bien représenter ce que nous vivons depuis bientôt deux ans : un monde qui à la fois se désagrège et nous tombe dessus, nous expropriant de nous-mêmes et nous laissant dans l’impuissance effrayée. Il est temps que ça change.

(3) Oh, à ce sujet, n’hésitez pas à aller voir la belle installation d’Ayumi Yamamoto pour Archimou : https://revuearchimou.wordpress.com/2020/08/27/%e3%81%8a%e3%81%a6%e3%82%93%e3%81%a8sun/

(4) Ces pitres ont réussi à fermer la place en face de la station Takadanobaba ; à Ikebukuro, le parc près de l’université Rikkyô est vérouillé et surveillé par des flics (résultat : les étudiants font la fête tout autour du parc, adossés contre les murets) ; à Kôenji, les flics ont lâché l’affaire : la place en face de la gare est toujours pleine, tout le monde discute, s’amuse — une chaleur humaine extraordinaire.