furomaju

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2018年6月10日日曜日

Jarry et le Japon ②

(Suite de JaJa, Jarry et le Japon, en vrac, brouillon, dans le désordre)

Le fusil de la mort 




Dans La Chandelle Verte, “somme des articles d’Alfred Jarry” (selon Maurice Saillet - on verra plus tard que le mot "article" pose problème), figure un texte sulfu-savoureux intitulé Le Fouzi-Yama, consacré au point culminant du Japon, qui est aussi l’un de ses principaux symboles et une source d'inspiration artistique importante, le Mont Fuji. Fouzi-yama, transcription courante à l’époque (on la trouve par exemples dans Promenades japonaises d’Émile Guimet, publié en 1878), renvoie à 富士山, que l’on transcrirait selon la méthode Hepburn, la plus courante actuellement, par Fujisan (yama étant l’une des deux lectures possibles du sinogramme 山, la montagne, qui se lit san dans ce cas). On y apprend que le célèbre volcan japonais serait un entrepôt de poudre ainsi que l'arme secrète du Japon ; les complotistes n'y avaient sans doute pas pensé !

LE FOUZI-YAMA
Alfred Jarry.
(POÈME EN PROSE)

L'excellence de l'armement des Japonais, confirmé par leurs triomphes, consiste aussi bien en leurs canons de 305 millimètres qu'en leur incomparable mousqueterie. Mais l'habitude qu'a ce peuple subtil de s'exprimer en phrases enveloppées, allégoriques et volontairement obscures fait que nul n'a pénétré le Secret de la défense nationale nippone. On sait pourtant que l'invention de la poudre et des armes à feu remonte, chez les peuples extrême-orientaux, à la plus haute antiquité ; à tel point que les Chinois et les Japonais, sans doute, il y a deux mille ans, blasés sur l'usage meurtrier du salpêtre en préféraient faire emploi pour de bénins feux d'artifice.
Les premières missions qui pénétrèrent au Japon apprirent que Tokio était défendue par un cratère béant d'où pouvait s'échapper, à intervalles, des explosions, feu et fumée. Et depuis la légende s'est accréditée et perpétuée par les atlas — confusion pire que celle du Pirée avec un homme — qu'il y avait une montagne haute de trois mille sept cent cinquante mètres — la portée du fusil — du fusil yama. 
Que si l’on objecte que le prétendu volcan est assez peu en activité, qui soutiendrait qu'une arme à feu peut être à jet continu. Dans les religions orientales, yama désigne uniformément le dieu de la mort. Le nom du fusil japonais est donc bien — de même que celui de la Longue Carabine du héros de Fenimore Cooper : Mort certaine. Et les petits nippons, considérant l'ignorance européenne de la Géographie de leur île, doivent, s'appuyant sur leur arme, éclater, comme Œil de Faucon, d'un bon rire silencieux.

(Poesia, vol. 1, n°6, juin 1905)


Article ? Pas si sûr : lors de sa première publication en 1905, dans la revue Poesia (revue dirigée par le pitre Marinetti, qui n’avait pas encore fondé le futurisme italien), le texte est sous-titré “poème en prose”, mention qui n’a pas été reprise dans La Chandelle Verte. Cette mention est-elle de Jarry, ou bien s’agit-il d’un ajout de Marinetti ? Impossible de trancher. Mais à tout prendre, et malgré tout ce qu'il peut avoir de scabreux et d’insatisfaisant, le mot de poème (on devrait l'écrire "p…" et le faire suivre de plusieurs pages de notes) semble mieux convenir, en l'occurrence, que celui d'article. Jarry n'est pas un rédacteur qui rédige, mais un écrivain aventureux, sensible aux propriétés polyédriques de la langue, à sa ductilité, à sa capacité d’enfanter des monstres déstabilisants représentations et savoirs constitués. Alors, poème en prose ? Pourquoi alors avoir supprimé cette mention ?  Article piégé, voire parodique ? OSEF ? Une certaine incertitude générique me paraît caractériser un grand nombre de textes décisifs, et ne gênera que quelques professeurs de collège : qu’est-ce exactement que les Notes de Chevet ? Qu’Une saison en enfer ? Que les Poésies ? Que les Nouvelles en trois lignes ? Que les Champs Magnétiques ? Que Nadja ? Que Van Gogh le suicidé de la société ? Que Misérable Miracle ? Que Penser/Classer ? Que Finnegans Wake ? Que la plupart des livres de Nathalie Quintane ? À vrai dire, on s’en beurre un peu le torse, tant pis pour l’herméneutique classique, les textes n’ont pas à s’adapter à nos vieilles catégories pour nous faire plaisir, les manifs sauvages peuvent partir dans tous les sens et c’est mieux comme ça. 

Ce qui est par contre certain, c’est qu’on lit là du très grand Jarry, une merveille de “logique décervelante”. Jarry nous apprend que Tokyo serait défendu par les éruptions du Fuji, dont la hauteur de 3750 mètres (en réalité un peu plus, 3776 mètres) correspond à la portée du fusil (fusil de compète quand même, 400 mètres étant la portée d'un fusil d'assaut). Volcan « assez peu en activité », sa dernière éruption remontant à 1707, le Fouzi-yama devient cependant, par glissement phonétique, le Fusil-yama repoussant l’ennemi, le garant primordial de l’isolationnisme nippon (sakoku! De plus, Yama désigne, nous dit Jarry, le Dieu de la Mort dans les « religions orientales ». En effet, dans l'hindouisme et la mythologie bouddhiste, Yama est le dieu de la mort ou des enfers : on le retrouve ainsi dans énormément de pays, dont le Japon (appelé ici « Enma » et pas Yama, dommage [1]). Et bien que cette étymologie soit  entièrement fantaisiste, un flou certain entoure l'étymologie véritable du Fujisan : si les deux premiers caractères 富士 qui le composent signifient "abondance" et "homme d'un certain statut" certains pensent que Fuji signifierait  plutôt "immortel" (不死 fushi, fujinormal pour un dieu, confirmant par exception la "mort certaine" des pauvres humains) ou "pas deux", "sans équivalent" (不二, cette fois en accord avec la pataphysique comme "science du particulier"). Mais une fois de plus, rien de sûr, ce qui ouvre la porte à toutes les spéculations, y compris les plus loufoques, en tirant parti des ressources offertes par ce vieux couple de dinosaures : l’onomastique et la paronomase. 




Jarry fait des lignes élémentaires, des linéaments du Fuji (son nom, sa hauteur, sa nature éruptive) ses propriétés éternelles. Il le désacralise, en modifie la perspective, pour mieux ouvrir les possibles et, en fin de compte, dans un "rire silencieux", le re-sacraliser ludiquement en l’associant à un « dieu de la mort » à longue portée. Jouer avec la mythologie est possible ; conseillé - rien n’oblige à gober le Fuji tel qu’on nous le présente, et c'est valable pour tout le sérieux qui va de soi. La démystification est ici inséparable de la surmystification ; le Fuji est tout ce que l'on projette en lui, et ce tout est infini. Il met à notre disposition un réservoir inépuisable de métaphores. Nicolas Bouvier écrivait que le Japon était sans doute plus mystifiant que mystérieux ; Jarry traite le mal par le mal en en rajoutant une couche ; il dégonfle le Fuji en soufflant dedans (certains jours, quand le Fuji est dissimulé par les nuages, j'imagine qu’on a oublié de le gonfler), bref, il fait le vide par excès. Et ça marche ! Jarry, selon Rachilde, a vécu comme “le pire des blasphémateurs, démoniaque et sacrilège à l’occasion” ; il le prouve une fois de plus avec ce texte ludique, désinvolte et ambigu (ce qui n’est pas incompatible avec la désacralisation, au contraire). 

Souvenons-nous également que pour André Breton, Jarry est « celui qui revolver », le revolver étant même, selon lui, la « clé finale de sa pensée » ; un « trait d'union paradoxal entre le monde extérieur et le monde intérieur ». Jarry ne se séparait jamais de son revolver, on connaît les nombreuses anecdotes : bouteilles débouchées en tirant dessus, mise en joue de Manolo et de Christian Beck, chasse au rossignol... Avec la télécommande du Fouzi-yama à portée de main, je crois que Jarry aurait trouvé son arme à feu idéale, pouvant projeter au plus loin « l’ensemble des puissances inconnues, inconscientes, refoulées dont le moi n'est que l'émanation permise » (toujours André Breton, Anthologie de l'humour noir). 

Plus tard, on retrouvera cette image du volcan fait arme dans On ne vit que deux fois, le James Bond scénarisé par Roal Dahl ; on y voit un volcan dont la bouche est une trappe ouvrant sur la rampe de lancement d'une roquette secrète [2]. Toujours dans la postérité inconsciente de ce texte, on reste dans le domaine de la pure pataphysique (pure en tant qu'elle s'ignore complètement) avec les délires des conspirationnistes sur les "armes tectoniques", qui provoqueraient, si l'on en croît ces foufous, toutes sortes de catastrophes naturelles (séismes, raz-de-marée, éruptions volcaniques). Jarry, en plus de s'amuser avec un certain sacré, baisse par avance le pantalon de nos distrayants «  conspis » ; la seule différence entre un pataphysicien conscient et un conspirationniste, c'est qu'il n'est pas conspirationniste - il sait que ses solutions sont imaginaires et qu'elles répondent à une absence de problème. De la même manière Dali disait que la seule différence entre un fou et lui, c’est qu’il n’était pas fou. S'il est difficile de sortir des projections subjectives (le Japon s'y prête particulièrement, voire par exemples les étranges élucubrations de Roland Barthes dans L'Empire des Signes), autant le faire en toute connaissance de cause !



Pataphysique étymologico-géologico-historico burlesque du meilleur tonneau, dispositif bizarre qui construit autant qu’il détruit, invitation à regarder le monde sous un angle neuf, voilà un texte qui change des cul-cuteries sempiternelles sur la montagne sacrée, des obligatoires références à Hokusai (écartant l’humour de celui qui relativisait le Fuji en en faisant un élément secondaire, comparé à une vaguelette éphémère dans son estampe La Grande Vague de Kanagawa), des trucs d’esthètes-exotes à la mie de pain. Pour ma part, j’aime bien le Mont Fuji, car on dirait un dessin fait par un enfant de trois ans.


J’oubliais : ce texte de Jarry risque de plaire aux psychanalystes lacaniens, qui y trouveront une confirmation de l’universalité du signifiant ainsi que des éléments à mettre en relation avec les théories infantiles sur la sexualité.





















(un collage que j’avais fait il y a longtemps) 

[1] Il existe à Tokyo, dans le quartier de Kōrakuen, un temple dédié à Enma, « Konnyaku Enma », fondé en 1624. Les fidèles souffrant des yeux peuvent y faire une offrande de gelée de konjac (gelée faite à partir de la plante amorphophallus konjac, en japonais konnyaku, phallus amorphe aussi appelé « langue du diable ») pour favoriser leur guérison. Une légende datant de l’époque Edo raconte en effet qu'Enma a offert son œil droit à une vieille dame aveugle, qui pour le remercier lui a fait régulièrement cadeau de son konnyaku préféré. Me plaît l’idée d’obtenir les faveurs du dieu de la mort en déposant au sein d’un temple un peu de gelée bon marché
[2] Je me demande si Maurice Leblanc connaissait ce texte de Jarry lorsqu’il a eu l’idée d’écrire L'Aiguille creuse... Ce n'est pas impossible. 

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