furomaju

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2018年6月6日水曜日

Jarry et le Japon

(Ouverture du chantier “Alfred Jarry et le Japon” - ce n’est pas l’entrée la plus évidente, et pourtant je vais de découvertes en découvertes ! Je compte publier ici chaque chapitre,  dans le désordre, rien n'est définitif, tout est susceptible d'être modifié, c’est encore au stade du brouillon)


Dans ce pays on chasse les canards avec un filet à papillon 


Dans la Revue Blanche d’août 1901, Jarry publie un compte-rendu sur Promenades en Extrême-Orient, ouvrage d’un certain Pimodan, dans lequel il est question, entre autres, du Japon. Voici ce qu’en écrit Jarry :

LE COMTE DE PIMODAN : Promenades en Extrême-Orient (Champion)

À Shanghaï les mendiants demandent l’aumône d’une étrange manière, en se suicidant aux portes de riches, à titre de provocation contre leur dureté. Voilà une bonne extinction du paupérisme. 
À Yokohama et dans tout le Japon, ce qu’on appelle la langue franque, c’est l’anglais. 
Les tremblements de terre au Japon sont ainsi produits : il y a un gigantesque poisson sous le sol, tenu par Bouddha la tête sous une colonne de pierre. Quand les hommes sont méchants il le laisse frétiller de la queue. S’il la remue frénétiquement, on va jusqu’à ressentir une secousse comme du passage d’un lourd omnibus.
Dans ce pays on chasse les canards avec un filet à papillon et on joue des drames très pathétiques sur de petits théâtres qui ont pour marionnettes des singes tenus en laisse et guidés à la baguette. Sur les grands théâtres, Danjuro et Kavakami (sic), célèbres acteurs classiques, ne rêvent rien tant que d’imiter Mounet-Sully et Sarah Bernhard.

La Revue Blanche, 1er août 1901 (texte repris dans le recueil La Chandelle Verte).

Cette note m’a intrigué ; j’ai voulu en savoir plus sur ce louche “Comte de Pimodan”. 

Issu de la famille de Rarécourt de La Vallée de Pimodan, une famille subsistante de la noblesse française, Claude Emmanuel Henri Marie Blaze à Rallonge de Pimodan (1859-1931) était attaché militaire à la légation française au Japon, et a publié, sous le nom “Le Commandant de Pimodan” (et non pas Comte) Promenades en Extrême-Orient (1895-1898). De Marseille à Yokohama, Japon, Formose, Îles Pescadores, Tonkin, Yézo, Sibérie, Corée, Chine (Paris Honoré Champion, 1900). Il y relate les voyages qu’il a faits du 18 décembre 1895 au mois de juin 1898. Ce livre, dans le domaine public, est consultable dans son intégralité à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54086846/ 

L’auteur, modeste ou feignant de l’être, s’y définit comme touriste consciencieux”, “simple passant” proposant des “notes” et des “réflexions”. L’intérêt d’un tel ouvrage, pour le lecteur de 2018, est tout relatif, et réside selon moi dans l’utilisation qui est faite du terme “extrême-orient”, pas si fréquent à l’époque (le mot, assez vague, apparaît dans les années 1860 : quelle réalité géopolitique désigne-t-il, pourquoi ce terme et pas un autre ?), ainsi que dans quelques descriptions de lieux, quelques anecdotes... Le livre, sans être complètement bidon, est quand même passablement ennuyeux, banal. Et je préfère passer pudiquement sur le racisme type Tintin au Congo (je garde ça pour le cas Loti), les généralisations abusives à la Karyn Poupée ("les Japonais sont") et l’idéologie du “choc des civilisations” qui embaument certaines pages. C’est un livre qui a dû intéresser les Jean-Michel Tatami de l’époque fascinés par le Japon, mais enfin, en dépit de son intérêt pour l'Asie, je peux imaginer l’ennui de Jarry parcourant ce flan aux pruneaux et devant, pour gagner quelques deniers, en écrire un compte-rendu pour la Revue Blanche

Qu’en fait Jarry ? Un montage. Il compile les quelques lignes dignes d’intérêt, les passages insolites, singuliers, consternants, sortant de l’abondance de platitudes et de généralités que Pim’ nous inflige. En accord avec la théorie pataphysique de l’équivalence universelle, il déhierarchise, condense les incongruités, pour donner forme à un bloc de désordre. Sa note de lecture est un florilège, on pourrait presque parler de collage ; certaines phrases sont citées quasi-textuellement, d’autres sont à peine reformulées et, à l’exception de la remarque sur l’extinction du paupérisme, non-commentées. Ces polaroïds textuels, photographies d’accidents mises bout à bout sans transitions, ont quelque chose d'onirique : “les rêves sont coq à l'âne”, écrivait Michaux dans Le Rêve et la Jambe. Pourtant, dans le même temps, le lecteur tire de cette juxtaposition d’éléments l’impression d’une nécessité et croît voir dans ce montage une forme synthétique ; Jarry s'approprie le texte, le critique reste avant tout auteur. À partir d’un ouvrage plutôt insignifiant (à tendance lourdingue), Jarry produit un texte qui dépasse la simple note de lecture pour l’en rapprocher d’un poème en prose pataphysique. Mais à la limite, autant qu'à un poème en prose, on pourrait aussi penser qu’il s’agit d’un brouillon pour un texte futur plus construit, plus élaboré, qui s’étendrait davantage.  

Pataphysique ? Oui, car la pataphysique se veut “science de l’exception”, “science du particulier”, “science des solutions imaginaires” ; Jarry isole tout ce qui étonne, dans le contenu ou dans la forme. 
Jarry retient tout d’abord un fait social aussi tragique qu’hallucinant : le suicide de mendiants de Shanghaï devant les maisons des riches, “vengeance posthume”, “le plus vilain tour (sic !) qu’un pauvre hère [...] puisse jouer à un riche ennemi” (Pimodan). Il ajoute que la généralisation de cette “étrange manière” de “demander l’aumône” (les mots sont de Jarry) conduirait à l’”extinction du paupérisme”, et voilà un bel exemple d'humour noir et de pataphysique opératoire, que le Jonathan Swift de Modeste Proposition... aurait certainement apprécié. 

Ensuite, un peu de pataphysique langagière : au Japon, nous indique Pimodan, la “langue franque” (les termes lingua franca, ou langue franque,  désignent un pidgin utilisé comme langue véhiculaire du Moyen Âge au xixe siècle dans l’ensemble du bassin méditerranéen), est l’anglais. Le globish, déjà à l’époque, sévissait au Japon ! Langue franque / anglais : le rapprochement fait sourire, enfin pas Pimodan qui en bon colon trouve ça “un peu triste à des oreilles françaises”. 

On enchaîne avec une solution imaginaire de premier choix : la légende bien connue du Namazu, poisson-chat géant vivant dans la vase des profondeurs de la terre, et sur l'échine duquel repose le Japon. Pimodan la met en relation avec le bouddhisme, ce qui est inexact, et compare la sensation ressentie lors d'un séisme (causé par le tremblement frénétique de sa queue”, celle du poisson, entendons-nous bien) au passage d’un omnibus, comparaison amusante qui témoigne de cette tendance, propre à pas mal d’écrivains-voyageurs, à ramener l’inconnu au connu (on la retrouve en haut débit chez Loti, par exemple), en l’occurence un connu assez trivial. Mais après tout, pourquoi pas ? L’image est singulière, pré-surréaliste ; elle offre un fort coefficient d’arbitraire et met en présence des réalités a priori très éloignées les unes des autres : gros poisson - tremblement de terre - omnibus. Une belle pataphore (métaphore exceptionnellement élargie, selon la définition de Paul Lopez). 




Autres images insolites : les canards chassés au filet à papillons (image mentale : un canard avec deux ailes de papillon - précisons que cette épiphanie est née d'une condensation de deux fragments distincts ; Pimodan parle de chasse aux canards puis de filets à papillon ; Jarry s’est permis d’en faire une synthèse), les singes menés à la baguette (je vois tout de suite un orchestre de singes jouant une symphonie). La note se termine par une remarque sur les acteurs Ichikawa Danjūrō IX et Kawakami Otojiro, qui imiteraient Mounet-Sully et Sarah Bernhard, ce qui dans le cas de Danjūrō est vraiment abusé. En effet, bien au contraire, le kabuki (forme épique du théâtre japonais traditionnel), après une période de déclin, connut un retour en grâce à partir de l'ère Meiji (1868 - 1912), en réaction à l'introduction de la culture occidentale : il ne s’agissait pas, d’évidence, de mimer les acteurs occidentaux !  Là aussi, Jarry exagère un peu ; Pimodan ne dit pas ça, il précise juste que Kawakami (acteur "shimpa", c'est-à-dire "nouvelle école", donc pas du tout un “acteur classique”) a voyagé et connaît le jeu de Mounet-Sully et Sarah Bernhard. Mais peu importe, car cela produit une analyse sauvage des mutations culturelles qui ont accompagné l’ère Meiji. En très peu de mots, les enjeux de l’époque sont pointés, l’essentiel est dit. 

On l’a vu, ce sont surtout des passages en rapport avec le Japon qui ont retenu l’attention de Jarry. Qu’est-ce que Jarry pouvait bien penser de ce pays ? Impossible à dire ; on sait que Jarry s'intéressait à l'"Orient", mais je l’imagine légèrement saoulé par le japonisme prout-prout pour boloss de la haute tellement répandu à son époque (ainsi, détail révélateur, la "Vieille Dame" de L'Amour en visites possède une collection d'éventails japonais). Ce japonisme béat, creux, est solidaire des représentations kitsch du Japon, qui leurrent, font écrin, écran et nous dissimulent la complexité du pays, sa singularité, pourtant autrement intéressantes que les pubs Obao. Une partie des stéréotypes bien vilains, idéologiquement saturés, qui nous empoisonnent encore de nos jours (Cool Japan et Japonisme 2018 c'est de vous que je parle) prend sa source dans ce japonisme facile. Avec son texte pour la Revue Blanche, on change de planète, on sort de l'exotisme superficiel, Faustroll sourit à nouveau : le Japon se change en pays pataphysique, dans lequel l’incongru prolifère sans trêve. 


















Bonus !


La méthode Jarry du compte-rendu littéraire : 

  • Choisir un livre globalement insignifiant, voire nul, mais pas entièrement : il doit être un minimum risible et surprenant 
  • J’aime, je ramasse (motocrotte poétique) : faire une sélection des quelques extraits aberrants, incongrus, drôles 
  • Au besoin, en fabriquer (en télescopant des éléments distincts, en “forçant” le texte, en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas)
  • Les mettre, sans transition, les uns à la suite des autres, et y ajouter éventuellement quelques commentaires personnels 

Essayons. Voici un petit compte-rendu d’Éden Éden Éden, le chef d’œuvre comique de Pierre Guyotat :

Dans ce livre on lit que le foutre sec pétille : ce que constate le critique-écrivain recourbant sa langue sur sa joue. 
On y apprend la véritable nature des événements  « pipeau-flan » (i.e. colloques) régulièrement organisés au château de Cerisy : 
« Hamza sort de sa poche la flûte prise au garçon, il l’enfonce dans son short, entre ses fesses, tournillant le sifflet dans son cul souillé ; se redresse, marche, à genoux, vers le berger, saisit la jambe du casqué : "…Assa, tu fais du flan ?" » Voilà une bonne extinction de la respectabilité. 
De même, on sait désormais qu’il arrive aux fesses d’être diagonales, et que la rotation du maître de foutrée les fait dévier de leur trajectoire. 
Les singes voient parfois leurs doigts forcés par des baguettes, appendices de chair humaine. 
Un poète se prend à décharger tout son jus de nuit et permet à son lecteur de gober, effilochés dans l’eau, les filaments détachés du slip. 

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