furomaju

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2018年6月19日火曜日

Jarry et le Japon ③

Les écailles du dragon Liberté

La première référence au Japon dans l'oeuvre de Jarry se trouve dans Les Jours et les Nuits, roman d'un déserteur, publié en 1897.
Dans ce roman antimilitariste (genre alors en vogue), ou plutôt pro-civil, le héros, Sengle, met à contribution le bacille de la scarlatine pour tomber malade et être ainsi dispensé de servir la Grande Muette. En grattant la peau d'enfants malades, après avoir fait un peu de social engineering à l'hôpital, il en recueille les squames, à se frotter sur le corps pour être immédiatement contaminé : les "écailles du dragon Liberté" (on se croirait dans un jeu de rôle : « pour être réformé, munissez-vous d’écailles de dragon et lancez un dé de 10 »). Nosocome, son ami médecin, lui donne quelques précisions pour envoyer les "écailles" par la poste : il faut se servir d'une "chaufferette japonaise" :

Nosocome expliqua à Sengle :
« Le seul moyen de transport postal de nos bacilles et cultures est la chaufferette japonaise.
« Car la culture ne se conserve vivante qu'à une température qu'il faut calculer d'abord.
« La chaufferette japonaise, qu'on trouve dans tous les bazars japonais, est une boîte en fer blanc grande comme la main, percée de cinq trous ou tubes. On la vend avec cinq cartouches de papier pelure spécial, roulé serré, qui brûlent sans fumée huit heures.
« On ne voit rien et il y a une température très égale de quarante-cinq degrés dans la boîte.
« On attache les tubes de culture dans la chaufferette afin qu'ils ne trépident pas, et l'on abaisse la température autant que l'on veut au- dessous de ces quarante-cinq degrés, en agrandissant les cinq trous.

« Il convient de fixer, comme les cultures dans la chaufferette, celle-ci dans une boîte en bois, invisiblement forée, réservoir d'air et isolateur contre le froid rapide, si notre client est incorporé à plus de huit heures de Paris. » (livre III, "J'ai aussi d'autres brebis")


La chaufferette japonaise ? L'objet n'est pas évident à identifier. Il s'agit du kairo 懐炉, littéralement "foyer de poche", utilisé pour se réchauffer en hiver. Le kairo existe depuis le XVIIe siècle, c'était à l'époque une simple pierre, voire du sable ou du verre chauffés, enveloppés de tissu, qu'on mettait dans sa poche. La technique a évolué avec le temps : est apparu plus tard un kairo à base de charbon et de cendres placés dans un récipient métallique. Voici ce que j'ai trouvé dans un numéro de La Nature : revue des sciences et de leurs applications aux arts datant de 1894 (soit trois ans avant la publication du roman de Jarry) :




(le magasin "Daï-Nippon" m'intrigue… Après quelques recherches, il s'agit d'une compagnie de fabrication de meubles s'inspirant des arts japonais, spécialisée dans les objets d'art, les meubles, créée en 1889...)

Est précisément décrit dans cet extrait l'objet auquel Nosocome fait allusion ! Ici détourné de sa fonction première ; un objet utilitaire devient subversif, libérateur. En 68, les couvercles des poubelles étaient utilisés comme boucliers anti-matraque... 


(voilà ce que j'avais reçu il y a quelques années… alors que, ne payant pas, je voulais juste rendre un hommage discret à Jules Trochon, le "Troccon" de Faustroll, vendeur de bicyclettes - qui avait eu le malheur d'en vendre une à Jarry, jamais payée - je plaisante, j'étais juste fauché). 


En passant, Jarry lui enlève toute connotation "exotique" flattant les clichés habituels ; au contraire, la chaufferette associe Japon à  microbes, désertion, liberté individuelle, et non, comme on pourrait plutôt s'y attendre, à hygiénisme, militarisme, docilité grégaire - fausse évidence de stéréotypes rancis,  empoissés d’une idéologie atrocement anti-individu, anti-poésie, présents dans l'archipel lui-même, y compris récemment (je pense à la politique de monsieur ABE-UBU, à sa petite remilitarisation du pays en douce, et à toute l’infâme propagande du nihonjinron, désireuse de naturaliser des idées reçues à des fins idéologiques). La chaufferette bourrée de bacilles permet d'être "bien malade" ("Mon affection te souhaite d'être bien malade", écrit Sengle à son frère Valens), c’est un des ingrédients de la "recette de liberté" dont le but ultime est de "ne pas être compris dans l'ablation des cervelles ni l'enlaidissement des corps" : un beau programme pour la jeunesse (et pour tout le monde). En la transposant dans d'autres contextes que celui de l’armée, elle pourrait sans doute intéresser beaucoup de monde à notre époque, moi le premier. Désertion pour tous ! Si des entrepreneurs me lisent, je crois qu'on a là une riche idée de start-up, d'autant plus que maintenant les kairo sont très bon marché, sophistiqués, il en existe par exemple sous forme de patchs autocollants à s'appliquer sur la partie du corps que l’on préfère.

——

La culture ne se conserve vivante qu’à une certaine température... Et ce n'est certainement pas à l’école qu'on entend parler de ce livre de Jarry ; ni même en fac de lettres, sauf improbable. Quand bien même, les écailles du dragon Liberté perdraient à coup sûr toute efficacité, noyés et refroidis dans le liquide anesthésiant de l'approche scolaire. C'est bien dommage, car cette leçon de liberté, cet éloge de la désertion pourraient créer des vocations ! Mais l’enseignement de la littérature va-t-il vraiment de soi ? L’école souhaite créer du « lien social » (expression dégoûtante), des individus dociles, soumis, adaptés-adaptables. La littérature, pas exactement ; elle joue un rôle important dans la constitution d’individus libres, réfractaires, non-alignés : c’est flagrant chez Jarry. Un texte, c'est aussi, et surtout, quelque chose qui nous rappelle qu'on est vivant, et libre (d'envoyer les équarrisseurs aller voir ailleurs si on y est - spoil : on n'y est pas). 

À noter également : le critique Émile Straus comparait le style "brutal et fin" de ce roman de Jarry à celui des peintres japonais [lesquels ?] :

Le style artificiel évoque les artistes japonais synthétisant en traits instantanés l'extériorité ou certaines xilogravures de M. Marc Mouclier et M. Louis Valtat. C'est tout à la fois brutal et fin.
Même dans ses paysages bretons, M. Alfred Jarry japonise, il les brosse avec de petites phrases maigres et sèches, tels de schématiques traits de pinceau.



La Critique, N° 60, 20 août 1897


"De schématiques traits de pinceau", comme dans les sumi-e (dessins à l'encre de Chine), mais aussi un goût pour les vues angulaires, asymétriques, les mises en perspectives inédites, le détail fugitif, l’implicite et l’allusif, la pudeur. Après Jarry l'Indien (ainsi était-il surnommé par Rachilde) Jarry le Japonais ? L'image me plaît, mais me paraît bien moins pertinente que pour, disons, Jules Renard, et méfions-nous de tous ceux qui parlent d'"esthétique japonaise" (elle est bien sûr plurielle). 






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