La rue, à Tokyo, est avant tout un lieu de passage : absence quasi-totale de bancs, rareté des places, nous sommes bel et bien dans la « culture du chemin », ou du cheminement, définie par Augustin Berque (voir Vivre l’espace au Japon, PUF). En dehors des matsuri (festivals, fêtes populaires traditionnelles), ce lieu de passage est essentiellement marchand et tend à le devenir de plus en plus : l’espace public est avant tout pensé pour satisfaire les besoins de monades consuméristes. Il est aussi sévèrement saturé par la pub, plus ou moins agressive, en tout cas omniprésente.
Prenons pour contre-exemple le quartier de Kōenji, situé à quelques stations à l’ouest de Shinjuku. Ce quartier, haut lieu de la contre-culture tokyoïte (du punk aux arts expérimentaux), étonne par son caractère réfractaire. Réfractaire d’un point de vue urbanistique, car il faut bien le dire, c’est un peu le bordel (au point que certains ont pu le surnommer « l’Inde de Tokyo ») : un labyrinthe de petites échoppes, de disquaires, de live houses, de friperies, de bouges plus ou moins louches, dans lequel on croise toute sorte de freaks, de musiciens fauchés, d’artistes indifférents aux tendances, de types hauts en couleurs, d’illuminés, d’excentriques de tout poil et par contre, peu de cols blancs (a.k.a. l’attaque des clones) — bref, on y trouve des individus !
Réfractaire politiquement tout aussi bien, ce qui est rare dans un pays globalement dépolitisé, dans lequel on vit dans le néo-libéralisme comme on vivrait à la montagne. On compte à Kōenji de nombreux activistes, anars, communistes libertaires, militants anti-nucléaire, opposants au gouvernement, etc. L’un d’eux, Hajime Matsumoto, fondateur du collectif Shirōto no ran (littéralement « la révolte des amateurs », shirōran pour les intimes), a décidé en novembre dernier d’organiser une manifestation visant à empêcher la gentrification programmée du quartier.
En effet, la mairie de Suginami-ku (l’arrondissement de Kōenji) a évoqué, sans en préciser la date exacte, un plan de redéveloppement du quartier, prévoyant la construction d’une grande route, qui couperait le quartier en deux, prétendument pour en faciliter l’accès aux véhicules de secours. Mais en réalité, cela reviendrait à détruire tout ce qui fait le charme du quartier, son bordel, sa diversité ; s’ensuivraient inévitablement une hausse des loyers, l’arrivée de familles (« familles, je vous hais » écrivait André Gide ; sans aller jusque-là, « familles, restez là où vous êtes » me paraît être de bon conseil), de centres commerciaux, et voilà comment un des quartiers les plus respirables de Tokyo deviendrait conforme, docile, prout-prout… La compagnie ferroviaire Odakyū nous avait déjà fait un coup semblable avec Shimokitazawa, peu enthousiasmant à la base, et qui ne ressemble plus à rien maintenant.
Dessins de Hajime Matsumoto
Certains, à propos des Grands Travaux parisiens entrepris par le Baron Haussmann, ont parlé d’ « embellissement stratégique ». Le Baron se voulait esthète, certes à la mie de pain mais esthète tout de même (« j’ai le culte du Beau, du Bien, des grandes choses, de la belle nature inspirant le grand art ») et souhaitait, grâce aux larges boulevards, rendre laborieuse, sinon impossible, la construction de barricades et faciliter l’accès des « forces de l’ordre » (défense de rire) aux quartiers ouvriers. Toutes proportions gardées, je crois qu’on peut ici évoquer une volonté d’enlaidissement stratégique : en défigurant Koenji, en le gentrifiant, les vandales feraient à moyen terme partir tous les freaks contestataires que nous évoquions. Tout ce que la gentrification pourrait avoir de positif (amélioration de la qualité de vie, baisse de la criminalité) est ici sans objet ; le quartier, aussi sûr que n’importe quel autre, est parfaitement achalandé, et bien desservi. Allez vous faire foutre.
Bref, il s’agit de sauver ce labyrinthe d’un Minotaure venu de l’extérieur : le Grand Commerce, la « Phynance » comme l’appelait Jarry. Dimanche 10 novembre 2019, les habitants du quartier, mais pas uniquement eux, tous ceux qui, sans forcément y résider, sont attachés à ce quartier (je crois qu’on peut même utiliser le mot de « communauté »), se sont rassemblés en début d’après-midi au Parc Central (bien connu des lecteurs de Haruki Murakami : c’est le fameux parc d’1Q84). Dans la fraîcheur et la superbe lumière de l’automne tokyoïte, l’organisateur Hajime Matsumoto a prononcé un discours résumant la situation, insistant sur l’autonomie du quartier, puis ce fut au tour de l’activiste et essayiste Karin Amamiya, puis d’Andy, propriétaire du bar-disquaire SubStore, puis de Ian Martin, fondateur du label post-punk Call and Response, et de quelques autres dont je n’ai pas retenu les noms. Départ du cortège vers 14h30 : la manifestation tant attendue peut enfin commencer.
Quelle manif ! J’en ai fait quelques-unes à Tokyo, celle du 1er mai par exemple, ou encore les manifs anti-nucléaire après le 11 mars 2011, mais celle-ci était, de loin, la plus folle et la plus festive, malgré un nombre de manifestants incomparable (quelques centaines de personnes ?) — De la musique : concerts, DJ sur des chars — et de la bonne musique : punk, électro, ça change de Zebda ou de Magik System (eh les Français, faut vraiment arrêter avec ça !), des pancartes, des slogans, des gens qui se parlent — je répète : des gens qui se parlent !, des rires, tout cela pendant plusieurs heures, et ce malgré un dispositif policier démesuré (les pipo-kun comme on les surnomme ici, d’après leur mascotte infantilisante, étaient presque aussi nombreux que les manifestants : à quoi s’attendaient-ils ? inutile de préciser que l’ambiance était bon enfant, il n’y a d’ailleurs eu aucune arrestation). La manif a duré environ deux heures, le cortège étant allé de Kōenji jusqu’au quartier voisin d’Asagaya.
C’est merveilleux, contre l’hégémonie du commerce, de se réapproprier la rue, l’espace public, physiquement, en marchant, mais aussi par le son, d’habitude saturé par les annonces commerciales, les messages d’avertissement, les slogans des politiciens (en période d’élection : pure nuisance sonore, c’est insupportable). J’ai toujours vu Kōenji comme ça : un lieu où l’on peut être soi-même, se sentir incarné, sans crainte du jugement d’autrui (à noter que les passants étaient, ce jour-là, tout à fait bienveillants, plutôt curieux et amusés) et de la pression sociale (ce ne sont pas des vains mots, ici). Pouvoir se différencier sans s’exclure. Utopie localisée ? Il ne faut rien exagérer, mais on n’en est pas si loin. Un lieu en tout cas propice aux dérives, aux rencontres, à toute la poésie de la vie quotidienne, et qui se doit d’échapper aux calculs sordides d’urbanistes bornés.
Loin donc du « kitsch de la grande marche » dont parle Milan Kundera, rien de solennel, de « sérieux », mais au contraire, un grand entrelacs bigarré, bruyant et foutraque. Même s’il n’effraie sans doute pas le pouvoir, il aura au moins apporté le temps d’un après-midi la joie d’être ensemble, la joie de constater qu’il existe encore un peu de résistance à la laideur marchande — qui commence à sérieusement me les chauffer.