À vrai dire, je n’ai jamais compris pourquoi certaines revues de musique s’acharnaient à noter les disques chroniqués, l’exemple le plus loufoque étant celui de Pitchfork.com, a.k.a. Pitre-fork, qui pousse le vice scolaire en allant jusqu’à la décimale : 8,5/10 pour Washing Machine
de Sonic Youth, par exemple. Foutredieu ! Il méritait pourtant un petit
9,48 ! Ah… C’est sans doute une volonté un peu louche d’objectivité
quantifiable, de « scientificité » et donc du sérieux, de la
respectabilité qui vont avec, mais franchement, ils en arrivent plutôt
au résultat inverse : passer pour des baltringues en linoléum,
aussi crédibles qu’un parti politique en temps de grève générale. Mais
imaginons un instant que la Science se penche sur la dernière
compilation du label Call and Response Records, Party In My Heart : il me semble qu’Elle pourrait aller jusqu’à la note de 8,289 — tant pour les qualités musicales et la diversité prolixe du machin que pour la démarche du bordel, la générosité du truc.
Machin, bordel, truc : le bouzin est en effet difficile à définir.
Je vais commencer par le contexte. Tokyo, avril 2020 : les pisses de
flûte du gouvernement sont sortis du déni, ont enfin déclaré l’état d’urgence,
la distanciation sociale et le confinement sont donc fortement
conseillés afin de ne pas répandre le virus. Effet pervers de cette
décision de bon sens : un bon nombre de commerces voient leur activité menacée économiquement, dont bien sûr les live houses et les live bars. Les voilà pris dans une double contrainte
: s’ils restent ouverts, ils mettent tout le monde en danger et
s’exposent aux critiques, tandis que s’ils ferment, ils risquent la
faillite et la fermeture définitive.
D’où, pour des déviants créatifs tels que mes amis et moi, quelques inquiétudes légitimes. On le sent assez moyen pour beaucoup de lieux qui nous tiennent à cœur, lieux réfractaires au conformisme, lieux qui nous ont toujours accueillis, nous et nos évènements alternatifs (=qui marchent une fois sur deux), lieux qui permettent l’existence de notre communauté, la création de scènes artistiques indépendantes et accessoirement de ne pas devenir fou
d’isolement ou d’incompréhension, dans cette ville immense, qui ne voit
pas d’un très bon œil les moutons noirs de la contre-culture, ni les
minorités en général. Omotenashi mon cul, dirait la Zazie de Queneau.
Du coup, Ian Martin, fondateur du label indépendant Call and Response Records
(label principalement dédié au post-punk, à la new wave et à la pop
expérimentale) a décidé de lancer une campagne de dons en ligne pour
aider trois de ces lieux en particulier : ce n’est pas grand chose, mais
c’est largement mieux que rien, vu l’incurie du gouvernement, qui pour
l’instant s’en beurre le torse. Ces trois refuges sont les live bars SubStore et Green Apple, toujours partants pour soutenir le label et les concerts qu’il organise, et le restaurant Bamii, repaire de freaks
contestataires en tout genre, pas cher, ouvert jusqu’à pas d’heure,
bien fourni en vinyles (plus de 20 000!) et en alcools hasardeux. Donc
voilà, chacun peut faire un don, à partir de 500 yens (environ 4 euros) pour les soutenir en allant à cette adresse : https://tinyurl.com/ury9teg. Pour faire vivre la page, montrer à quoi ça ressemble et inciter à donner, Ian met presque chaque jour en ligne de la musique à télécharger gratuitement, des clips… On arrive enfin à la compile en question. L’idée était de produire, en deux jours, un album de reprises
réalisé par les habitués des lieux en questions, musiciens, fans, amis,
et de le rendre téléchargeable gratuitement sur la page de la campagne
de dons. Sur le papier, ça suce : on sent
venir la purée de pois musicale, le flan au pruneau torché à la
six-quatre-deux par des manustuprateurs confinés (1) sous perfusion de hoppy. Mais en fait non !
On
trouvera sur la compile dix-sept reprises des artistes et groupes
suivants : The Velvet Underground, Mission of Burma, Flying Saucer
Attack, Dobby Dobson, The Chills, Bone Thugs-n-Harmony, Brian Eno, David
Bowie, Silver Jews, The-Dream, Smog, The Postal Service, Disq, Syd
Barrett, The Slits… Pas les pires références. Reprises plus ou moins fidèles aux morceaux originaux (et qui donnent envie de les écouter ou de les réécouter), dans des genres variés, allant du noise-rock au folk, en passant par l’ambient, le kraut n’bass, la pop , le punk-rock au kazoo… Un beau et gros bibimbap, nourrissant sans être étouffe-marxiste pour autant, grâce à cette diversité générique et aux contrastes, parfois comiques, qu’elle autorise.
Alors personnellement j’aime toutes les pistes, mais j’ai un faible pour la reprise, en japonais, de By This River de Brian Eno (la plus belle chanson du monde)
par le mystérieux duo Minitron, la reprise de Shoplifter de The Slits
par Arafo, la piste de A Former Airline (je ne connais pas l’original),
et puis la mienne bien sûr, (Locked Down) Heroes, en hommage dark
ambient à Bowie, car il paraît qu’on peut sauver des vies juste en restant en slip sur son canapé à manger des chips au panda. Mais sérieusement tout est bien donc écoutez-le plutôt :
https://soundcloud.com/callandresponse/this-place-is-a-prison-tete?in=callandresponse/sets/party-in-my-heart
Encore deux ou trois choses et j’arrête.https://soundcloud.com/callandresponse/this-place-is-a-prison-tete?in=callandresponse/sets/party-in-my-heart
Le processus de création
de cette compilation me semble intéressant en ce sens qu’il prend à
contre-pied les histoires inspirantes d’inconnus qui se regroupent grâce
au net pour réaliser un beau projet IRL ; ici au contraire, tous se
connaissent, habitent dans la même ville, sont parfois voisins, et se
réunissent sur internet pour soutenir les lieux de leur communauté.
Aussi, on retrouve la diversité de rigueur dans nos terrains de jeu ;
nos évènements sont les moins sectaires, les moins standardisés du
monde, on peut passer d’un genre à un autre sans que personne n’y trouve
rien à redire, au contraire. Dans cette compile, on a l’impression que
les participants ont essayé de recréer virtuellement ces évènements réels désormais impossibles à organiser, et ce jusqu’à nouvel ordre (au sens propre).
Une
autre chose m’a frappé, rien qu’en lisant les titres : cette
compilation, sans naturellement être un concept album, propose une sorte
de narration diffuse. C’est pour moi
l’histoire d’une fête, de type mal partie. Et l’absence de cette fête.
On commence par This Place Is A Prison : la référence à l’auto-isolement
est évidente. Puis une certaine forme d’amour, et les confinés peuvent
être des héros, même pour une journée (ou vraisemblablement pour six
mois). La chanson-titre résume bien l’attitude à garder face au marasme
et à la dépression : Party In My Heart, tout en gardant son sang froid dans ces temps difficiles (Cold Blooded Old Times). Konnichiwa Internet ! Internet c’est vraiment bien,
c’est vraiment la fête, sans lui on serait mal. That’s How I Escaped My
Certain Fate : en faisant de la musique à la maison, en essayant de ne
pas se complaire dans le désespoir neurasthénique.
Un petit karaoké bourré de fin de soirée (Shoplifting), et le jour se
lève, ça nous apprendra, mais rien de triste : c’est le temps des
voluptueuses After Hours… Une (absence de) fête inoubliable, en somme.
Liens : https://callandresponse.jimdofree.com/ (le site du label Call And Response Records)
https://soundcloud.com/callandresponse (le compte soundcould du label)
https://substore.jimdofree.com/ (le site de SubStore)
http://greenapple.gr.jp/ (le site de Green Apple)
https://www.facebook.com/cafe.ethnic.bamii/ (la page FaceBook de Bamii)
(1) Si on peut s’estimer chanceux d’être confinés, par rapport à la chair à kaisha
qui continue à se rendre au boulot tous les jours, prenant les
coronaboxes blindées aux heures de pointe, ce privilège est à
relativiser ; beaucoup de précaires (tel est en général la condition de
l’artiste indépendant au Japon, pas de subventions ni de statut spécial)
risquent de perdre leur travail, et j’ai lu quelque part que des
politiciens du PLD voudraient que les compensations étatiques n’aillent
pas dans la poche des étrangers…