furomaju

furomaju

2018年7月17日火曜日

Jarry et le Japon 5


“Pas assez fort, d’ailleurs”


Jarry, qui comme tant d'autres a commencé à boire à l’”armerdre” en même temps qu’il expérimentait diverses drogues, était, le fait est (trop) connu, un ivrogne de première catégorie. Selon Rachilde, 
“Jarry commençait la journée par absorber deux litres de vin blanc, trois absinthes s’espaçaient entre dix heures et midi, puis il arrosait son poisson, ou son bifteck, de vin rouge ou vin blanc alternant avec d’autres absinthes. Dans l’après-midi, quelques tasses de café additionnés de marcs ou d’alcools dont j’oublie les noms, puis, au dîner, après, bien entendu, d’autres apéritifs, il pouvait encore supporter au moins deux bouteilles de n’importe quels crus, de bonnes ou mauvaises marques.” (Alfred Jarry ou le Surmâle des Lettres, 1927)

Bien sûr, ce témoignage est à prendre avec des pincettes, un peu comme lorsque Gérard Depardieu affirme boire la bagatelle de quatorze bouteilles par jour [1] ; on peut se demander s’il ne s’agit pas de construire un mythe, de faire de Jarry un monstre, à côté duquel d’ultérieurs alcooliques notoires tels que Debord ou Duras font figure de petits joueurs, un mythe qui enferme encore plus Jarry dans son personnage de "Surmâle des Lettres"

Quoi qu’il en soit, on trouve dans l’oeuvre de Jarry un grand nombre de référence à l’une des données essentielles de sa vie : l’alcool, à l'absinthe et au vin bien sûr, mais aussi à des alcools moins familiers comme le skhiedam, le kummel et... le saké japonais, nous y voilà. 

L’alcool de riz japonais, communément appelé saké (en réalité, 日本酒 nihonshu - alcool japonais - serait plus correct, saké en japonais désignant les boissons alcoolisées en général), apparaît dans les “Spéculations annexes” (toujours dans La Chandelle Verte) : [...] le saké, une espèce d’alcool, pas assez fort d’ailleurs”.  L’expression “une espèce de” indique que le saké n’a pas toutes les qualités requises pour être considéré comme un alcool à part entière : le saké est trop doux pour que Jarry le porte à la dignité d’un alcool véritable. Pas assez fort, le saké ? Sur ce point, Jarry a raison, le saké est un alcool qui se boit pendant le repas, sans lésiner sur la quantité, et pas en apéritif ni en digestif : il n’a par conséquent pas vocation à être trop fort. Le saké, à ne pas confondre avec ce que l’on boit sous ce nom en guise de digestif dans les restaurants chinois en France (c’est en réalité du mei kwei lu, alcool de sorgho parfumé à la rose), fait entre 14 et 17 degrés. Le voilà donc disqualifié, car ne permettant pas, ou par trop laborieusement, d’atteindre à la “perception vraie” qu’est l’hallucination alcoolique, contrairement à, par exemple, l’absinthe, ce “liquide pur”, qui se trouble quand on lui ajoute de l'eau. Cela peut a priori sembler étrange, ou pour le moins contre-intuitif, d'associer l'ivresse à la lucidité, quand on aurait plutôt tendance à penser l'exact contraire. Mais l'ivresse permet de saisir la vie dans sa continuité, de lier le réel et l’irréel, de déserter l'ordre  cartésien du monde. C'est un « état supérieur », comparable à l’ivresse cannabique (vantée dans Les Jours et les Nuits). Dans cet état, les cadres étroits de la logique sont dépassés ; on entre dans un univers supplémentaire, dans lequel « il n'y a ni Nuits ni jours (...) » car « la vie est continue ». L’alcool, à la fois eau et feu, unit miraculeusement les contraires. Et je voudrais rappeler que pour Guy Debord aussi bien, l'ivresse alcoolique est à l'origine d'une expérience authentique, celle du temps subjectif saisi dans sa vérité, à laquelle la sobriété nous empêche d'accéder :

J'ai d'abord aimé, comme tout le monde, l'effet de la lègère ivresse, puis très bientôt j'ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. (Panégyrique, 1993)

(Note : Jarry aurait sans doute été moins sévère avec d’autres alcools japonais ; je pense au shochu, alcool de patate, d’orge, de sarrasin ou de sucre de canne, à l’awamori d’Okinawa pouvant atteindre 60 degrés, au monstrueux habushu, le “vin de serpent”, aux apéritifs à base de sang de tortue molle trionyx, j’en passe

Voilà qui alimente (abreuve) en tout cas le mythe d’un Jarry amateur d’alcool fort ; le buveur d’absinthe pure décrit par Gide : “Je l’ai vu [Jarry] boire à ce dîner deux verres d’absinthe pure. Il n’a pas l’air d’en être gêné”, bien qu’en réalité l’alcool de prédilection de Jarry fût le vin, moins fort que le saké japonais. Et l’air de rien, en passant, Jarry ironise la manière dont l’État tente à cette époque de contrôler la consommation d’alcool des Français (propagande par l’affiche qui fait l’objet de plusieurs textes dans La Chandelle verte) en avouant sans faux-semblants son goût pour les alcools les plus forts. À notre époque hygiéniste des cinq fruits et légumes par jour (cinq pastèques, pour ma part), de la stigmatisation des buveurs et des fumeurs, du culte du “sain”, je pense que Jarry a encore beaucoup de choses à nous dire, et que son jeu moqueur avec les injonctions puritaines mérite d’être étendu, voire tout simplement repris. L’un des objectifs de ce modeste essai, spéculant hasardeusement sur un corpus de 30 lignes, serait de prouver par l'exemple que Jarry était et continue à être un auteur subversif, mettant à mal les orthodoxies, par des moyens inattendus : le paradoxe placidement provocateur, la surmystification, le refus du sérieux et de la critique frontale.  Pas de « cause », mais du décrochage permanent. Ce qui me paraît autrement plus drôle et radical que le sérieux honteux de la satire (« satire is a lesson, parody is a game » disait à juste titre Nabokov), le pamphlet rageur ou la démystification non-dupe à la Roland Barthes (Mythologies). J'en ai un peu ma claque de l'équanimité pataphysique, du quiétisme, comme des images proprettes d'un Jarry bon petit garçon bien intégré dans le monde des lettres de son époque. Jarry EST un auteur subversif (sans prêtrise ni effets d’autorité); c’est quand même enfoncer une grande porte ouverte que de rappeler ça. 

Juste avant cette remarque sur le saké, Jarry évoquait les “bibelots japonais”, et en particulier les “petites coupes”, en japonais 猪口 (choko) : récipients de 2 à 4 centimètres de hauteur, servant à boire le saké. Leur faible contenance n'a rien à voir avec le degré d'alcool des boissons qui y sont versées, contre toute attente - ceci pourrait d'ailleurs expliquer la définition du saké comme ersatz d'alcool. Leur petite taille fait qu’il est nécessaire de servir souvent ses convives et d’être servis par eux, pratique se voulant conviviale et socialisatrice, mais qui est surtout corsetée, soumise à toutes sortes de règles de préséances. Loin de s’exstasier sur l’esthétique raffinée de l’artisanat japonais et des coutumes subtiles qu’il implique, voici ce qu’écrit Jarry de ces coupes à saké :

“Il est possible, il est vrai, que ces gens aient eu des ustensiles fort pareils aux nôtres mais auxquels nous attribuons des usages tout différents. Nous en avons la preuve tous les jours - non pas au sujet d’objets antiques, mais d’objets exotiques - avec les petits bibelots du Japon. Il y a de petites coupes japonaises qui nous paraissent faites exprès pour mettre la cendre de nos cigarettes. Pas du tout. Au Japon, on s’en sert pour boire le saké, qui est une espèce d’alcool, pas assez fort d’ailleurs.” 

Ces “petits bibelots” qui suscitaient l’admiration des tatamisés de l’époque sont ici dévalués ; la coupe à saké devient un vulgaire cendrier, c'est-à-dire une poubelle. Dans Le Surmâle également, une potiche japonaise était utilisée comme projectile pouvant être utilisé contre les fâcheux : « Marcueil se releva, saisit une légère potiche japonaise et ébaucha le geste de la lancer vers la meurtrière » (il est vrai que Marcueil se retient de la briser car il n'est pas chez lui). Jarry se joue certes du fétichisme superficiel automatiquement appliqué à tout ce qui vient du Japon et nous montre que les objets, tout autant que les mots, peuvent être revus, corrigés, détournés. De la même façon que la “chaufferette japonaise” était utilisée à contre-emploi dans Les Jours et les Nuits (elle était mise au service de la désertion), on constate que les objets, exotiques ou non, peuvent être arrachés à leur fonction ordinaire ; leur usage est toujours flexible, susceptible d’être modifié, trivialement ou non. Il existe une équivalence entre la plasticité de la langue poétique et cette liberté prise avec l'usage habituel des objets. Sur ce, je vais me resservir un peu de bordeaux dans mon cendrier portatif, allongé sur mon futon de vermicelles.

[1] Le chiffre donne le tournis. Dans un entretien accordé au magazine de cinéma So FilmGérard Depardieudéclare boire 14 bouteilles d'alcool par jour. Toujours dans les colonnes du magazine, l'acteur tente de justifier cette consommation pour le moins impressionnante : "Quand je m'ennuie, je bois..." Il précise : "Ça commence à la maison avec du champagne ou du vin rouge (...) avant 10 heures. Puis du pastis, peut-être une demi-bouteille. Puis le repas, accompagné de deux bouteilles de vin. Dans l'après-midi, champagne, bière, et encore du pastis vers 17 heures, pour finir la bouteille. Plus tard, de la vodka et/ou du whisky", reprend Metronews.

0 件のコメント:

コメントを投稿