Sternutat, consul de France à Nagasaki
En 1889 puis en 1901 sont publiés les Almanachs du Père Ubu, calendriers pataphysiques centrés autour d’Ubu, « [éclairant] de ses lumières les choses de notre temps ». Œuvres collectives de Jarry, Bonnard et Terrasse, ces Almanachs contiennent, outre les calendriers, toutes sortes d’informations météorologiques, de conseils pratiques, d’instructions morales, d’images, de chansons, et de rappels d’événements importants.
Dans L'Almanach du Père Ubu de 1901 figure ainsi la liste des promus ou nommés à l’Ordre de la Gidouille par “le Ministère de l’Instruction Publique et des Biz-Arts”, reproduction parodique des listes de promotion à la Légion d’Honneur du Journal Officiel du 15 décembre 1900 (disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62611356/f1.image).
La gidouille désigne le ventre du Père Ubu, énorme et orné d’une spirale, symbole de la boursoufflure physique et morale de son personnage, de son appétit, de sa volonté d’appropriation sans limites, mais aussi de son infatuation (nombril exponentiel).
(Note : la typographie est singulière ; serait-il abusif de la considérer comme proto-futuriste ? Jarry a publié dans la revue de Marinetti poesia - ou proto-dada - on connaît l’admiration des Dadas pour Jarry...)
"De nombreuses fautes d'impression se sont glissées dans notre liste de promotions et nominations parue au Journal Officiel du 15 décembre.
On trouvera ci-dessous ces erreurs rectifiées en ce qui concerne les grades de quelque importance (grand-croix, grands-oufficiers, commandeurs, oufficiers):
Sont promus ou nommés dans l'ordre de la Gidouille à l'occasion de l'Exposition :
MINISTERE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES BIZ-ARTS. [NOTE : il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce terme de biz-arts, Jeff Koons TMTC]
Grand-croix
M. Bonnard, peintre, membre de l'Institut.
Grands-oufficiers
MM.
Bully-Prodhomme, de l'Académie française.
Brouordel, doyen de la Faculté de médecine de Paris
Mercier, sculpteur sur consciences.
Massepet, compositeur de musique
Chantard, collectionneur
Commandeurs
MM.
Gaudry d'Asson, professeur au Muséum.
Limande, professeur à la Faculté des sciences.
Ruoltz, doyen de la Faculté des sciences de Grenoble.
Ramier, directeur de l'enseignement secondaire.
Daumier, architecte.
Benjamin-Costot, peintre.
Jean-Charles Cazals, peintre.
Croty, graveur en médailles.
Oufficiers
MM.
Borné, membre de l'Académie des sciences.
Bitte, professeur à la Faculté de sciences de Paris.
Loreiller, professeur à la Faculté de droit de Paris.
Vital de la Blague, professeur à la Faculté des lettres.
Gerdin, maître de conférence à l'Ecole normale.
Gruyere, directeur de l'Observatoire de Besançon.
De Saint-Arromanche, chef de bureau au ministère.
Galibier, professeur d'Histoire au lycée Condorcet.
Camille Lemonnier, professeur d'histoire à l'école de Sèvres.
Machin, professeur au lycée Louis-le-Grand.
Machemiel, directeur de l'enseignement public à Tunis.
Sternutat, consul de France à Nagasaki.
Luc-Olivier Merdon, Amoros, Raoul-Carle Vernet, sculpteurs.
Gaston Raymond, Lapoux, architectes.
Achille Jacquemar, graveur.
Loncle, compositeur de musique.
Taflanel, compositeur à l'Opéra.
Catulle Mendès, Emile Bergeret, Emile Couhillon, hommes de lettres.
Paul Fumisty, directeur de l'Odéon.
Leopold Lidoire, chef de bureau au cabinet de ministre.
Voir la suite dans le Journal Officiel du 15 décembre 1900."
Source : http://alfredjarry.fr/oeuvresnumerisees/PDFJarry/Jarry_BM_Laval_17251.pdf
On connaît le cri d’Ubu : Cornegidouille ! Gidouille à cornes, étendant sa domination à l’infini. « Ubu colonial » est un pléonasme.
Cet Ordre de la Gidouille est une troupe de grands-oufficiers, d'oufficiers (d'officiers oufs) et de commandeurs chargés de faire rayonner la gidouille par tous les moyens : de permettre à la créativité intestinale du Père Ubu de se déployer sans entraves : Ubu étant universel (nous sommes tous, plus ou moins, Ubu), ça ne devrait pas être trop difficile. Ceci dit, il faut pour cela ne pas limiter son influence à la France ou aux pays les plus proches (certains promus se trouvent en Belgique, en Tunisie), mais au contraire aller faire briller la chandelle verte du Père Ubu aux antipodes, dans le grand Nulle Part, et c’est ainsi qu’on lit le nom d’un certain STERNUTAT, “consul de France à Nagasaki”. Nagasaki, ville portuaire cosmopolite de l’île du Kyushu, pont entre le Japon et le reste du monde, a en effet ouvert en 1862 un consulat de France. C'est dans ce port qu'a débarqué le petit homme Loti, dont on reparlera.
Sternutat vient du latin sternūtātĭō, ōnis, f. (sternuo), éternuement. Le suffixe “at” indique à la fois le résultat d’une action, comme dans “crachat” ou “pissat” et une juridiction, une fonction, comme dans “shogunat” ou “professorat”. Jarry ramène donc le consul de France (et par extension, sa fonction) à de la morve : le voici en excellente compagnie éjaculatoire, aux côtés de Bitte et de Saint Arromanche. La fonction est carnavalisée, la respectabilité mouchée, monsieur le consul assimilé à un morveux. Les noms “propres” renvoient à des réalités communes, vulgaires : les noms propres sont en réalité des noms communs ! Et des noms communs pas très propres. L’identité comme synonyme, grotesque, de nullité éphémère (mais drôle). Atchoum !
Le Pokémon “Tadmorv”, l’arrière-arrière-petit-fils de Sternutat et de la mère Ubu
P.S. (Post-Sternutationem) : Les autres oufficiers méritent eux aussi un peu d'attention. VITAL DE LA BLAGUE fait référence au célèbre géographe Paul Vidal de la Blache, connu entre autres pour les cartes murales qu’on retrouve encore par milliers dans les écoles primaires ; Ubu ne se situe jamais trop loin des souvenirs de blagues potaches, il en prouve, dans le cas de Jarry, l’aspect vital. LUC-OLIVIER MERDON renvoie à Luc-Olivier Merson, qui, de même que Carle Vernet, n'était pas sculpteur, mais peintre académique. TAFLANEL déforme légèrement le nom du flûtiste et chef d'orchestre Claude-Paul Taffanel, fondateur de l'École français de flûte. Quant à Camille Lemonnier, dont le nom est transposé tel quel, il s'agit de l'écrivain naturaliste surnommé le "Zola belge", qui avait préfacé le roman La Sanglante ironie de Rachilde (1891), qu'il comparait, pour le rabaisser, aux Chants de Maldoror de Lautréamont, à une époque où l'oeuvre de ce dernier venait juste d'être exhumée, et qui passait surtout pour le délire d'un fou ou la fantaisie d'un mystificateur.
(merci à Dark palmor pour ses remarques)
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