furomaju

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2023年5月8日月曜日

NON à la ville chiante. Save Koenji 高円寺再開発反対!

 

2022年5月1日日曜日

Devenir chèvre avec Chim↑Pom

 

Par une belle journée de printemps, les cerisiers alors en pleine floraison, mon corps a décidé de faire une apparition à l’exposition « Happy Spring » des Chim↑Pom, au prestigieux musée Mori, situé dans le quartier huppé de Roppongi.

Chim↑Pom, collectif d’artistes créé en 2005, s’auto-proclamant avec panache « néo-dadaïste », est bien connu pour ses œuvres insolentes et subversives, n’hésitant jamais à bousculer les convenances, à briser les tabous, dans un pays où le conformisme n’est pas un vain mot. Les enfants terribles de la scène artistique japonaise n’en font qu’à leur tête et créent sans discontinuer, souverainement, des œuvres autant potaches que politiques, semant le trouble dans les institutions : ainsi, devant un tel hapax, il m’est impossible de ne pas vous proposer un compte-rendu tentant d’analyser les enjeux de cette exposition qui, je n’en doute pas, fera date dans l’histoire de l’art, comme dans celle des cataclysmes.

Bon, allez, j’arrête de mentir. Cette expo est une daube cuite à la sauce verte, un véritable affront à tout ce qui m’importe ; un truc de gros vendus, un simulacre de radicalité dont on se passerait bien, surtout en ce moment.

néo-dada-ubu-abe

Le lieu déjà. Roppongi Hills et ses alentours sont immondes, ambiance fin du monde de duty free : Barbouze de chez Fior, Hugo touchez ma Boss, Herpès, j’en passe. Le musée Mori est glacial, hyper surveillé, aussi convivial qu’un grille-pain connecté. Note pour moi-même : ne plus jamais y mettre les pieds, à part en cas d’occupation sauvage. Occupy Mori Museum !

Les sponsors de l’expo : pas besoin d’enquêter pendant des semaines pour comprendre que ça ne sent pas tout à fait le patchouli : la louche Nippon Donation Foundation, Adidas (on en parle, des Ouïghours ?), Ginza 8, Parco, la Obayashi Foundation… On nage en plein flouzoir, flouze et pouvoir. Pour des néo-dadaïstes, ça la fout mal, à moins qu’il ne s’agisse d’un dadaïsme parfaitement soluble dans le spectaculaire-marchand, bref, après le néo-dadaïsme d’État (Buren), le néo-dadaïsme financier, on n’est plus à un oxymore (oxy-moron) près. Je ne parle pas non plus des t-shirts WE ARE SUPER RATS (c’est pas moi qui le dis !) vendus 7000 yens à la sortie de l’expo, disons que j’imagine mal Antonin Artaud vendre des tote bags.

Inutile donc de s’attarder sur le contenu de l’expo, les œuvres en elles-mêmes sont chouettes, mais tout ce qui pourrait me plaire est instantanément annihilé par la dégueulasserie qui les entoure. Ces zigomars font vraiment un mal fou à toute la scène underground-outsider japonaise, à tous ces artistes indifférents aux tendances qui ont pu un instant trouver les Chim↑Pom crédibles. Je n’imagine pas un concert de punk à la salle Pleyel, ni une expo de graffs au Centre Pompidou (et aucun punk ni graffeur digne de ce nom n’accepterait).

Pour revenir à l’expo, une œuvre m’a paru hautement significative : une grosse tente noire (symbolisant un sac poubelle) dans laquelle est installé un trampoline : l’idée est de s’amuser dans les déchets. Pourquoi pas ? Mais avant d’y pénétrer, deux réduits de gorille me font savoir qu’il est interdit de sauter sur le trampoline. D’accord… Même l’aspect ludique neuneu (que j’apprécie) est entravé par la nature même du lieu. Avec cette expo, le ludique-subversif est donc valorisé par sa négation, dans une forme légale et institutionnalisée, encadrée, aseptisée et régulée. Rien de nouveau sous le soleil, mais il est nécessaire parfois de rappeler certaines choses.

En sortant de l’expo, j’ai éprouvé le désir très fort de jouer à Goat Simulator. Ce n’est pas un hasard. Comme son nom l’indique, ce jeu vidéo permet d’incarner une chèvre :

Goat Simulator est la toute dernière technologie de simulation de chèvre, en proposant la dernière génération de simulation de chèvre pour VOUS. Vous n’avez plus à rêver d’être une chèvre, vos rêves sont enfin devenus réalités !

Au joueur de créer les situations les plus absurdes possibles en milieu urbain, de ruiner les repas de famille, de lécher des quidams, de faire exploser des voitures (la chèvre, comme les rats de Chim↑Pom, est extrêmement résiliente), de voltiger en jet pack, de devenir girafe, pingouin, œuf, de s’incruster un peu partout (dont une galerie d’art), le tout accompagné par une musique irritante, qui pousse au vandalisme pulsionnel. Comme dans un rêve… (les miens en tout cas)

Ce jeu a plus d’un point commun avec les Chim↑Pom (qu’ils fassent attention à la chèvre : un simple coup de corne et les voilà en orbite !), mais il coûte moins cher que leur expo, il est plus drôle, plus idiot, plus cathartique, plus ludique et en définitive plus inspirant, amenant à se poser ce genre de questions : comment empêcher la circulation sociale, marchande, culturelle, sans que personne n’ose intervenir ? Comment devenir chèvre ?.. J’appelle de mes voeux les chèvres néo-dadaïstes à faire irruption à Tokyo, disons à Roppongi Hills, et à y amener un peu de sauvagerie obsessionnelle et colorée !

Chim↑Pom: Happy Spring

Celebrating Japan’s Most Radical Artist Collective in Their Largest Retrospective

2022.2.18 [Fri] — 5.29 [Sun]

PS : je reçois à l’instant ce message :

Chim Pom a intégré le nom de sa talent agency et s’appelle maintenant Chim Pom from Smappa… Mon dieu

2021年11月20日土曜日

Le Japon surréel des parcs pour enfants

 

2021. Un vendredi d’octobre, à Tokyo.

Je marche, comme d’habitude.

Une pluie soudaine interrompt ma flânerie et m’amène à m’abriter à 模索舎 Mosakusha : une librairie plutôt anarchiste située près de Shinjuku Gyôen, précisément à 2-chôme, le quartier LGBT. Pas loin, le bistrot anar Lavenderia : décidément, un vent de liberté parcourt ce quartier. Mosakusha foisonne d’ouvrages (essais principalement) plus intéressants les uns que les autres, bien sûr en japonais. Alors vous, je ne sais pas, mais je me vois mal pousser le snobisme jusqu’à lire David Graeber, Agamben et Jared Diamond en japonais !


Pourtant, j’ai vraiment envie d’acheter quelque chose, pour soutenir la librairie (autant dire que les librairies anarchistes ne sont pas tout à fait répandues au Japon) (1). Comme un grand enfant quasi-quadra, je me dis : cherchons des bouquins avec des images. Je me dirige fissa vers le coin des zines, et là, c’est l’éblouissement : un monde étrange et bigarré, cheap photocopié et belle ouvrage, s’intéressant à tout et n’importe quel sujet ; une jungle amicale de publications obscures. Hétérologie à la Georges Bataille (je pense à sa revue Documents), hétérologie — c’est-à-dire kebab : salade tomates oignons tout, sauce samouraï. Une revue retient mon attention : 公園遊具 Kôen Yûgu, consacrée aux aires de jeux des parcs pour enfants de tout le Japon (2).

De format modeste, d’une trentaine de pages en couleurs, la revue Kôen Yûgu est l’œuvre du photographe 木藤 富士夫 Fujio Kito, vivant actuellement à New-York. Il y réunit de belles photos nocturnes de parcs pour enfants et se focalise sur les aires de jeux, qu’il éclaire littéralement d’une lumière crue, de l’intérieur et de l’extérieur. Aucune présence humaine, pas d’enfants donc : ces parcs familiers deviennent étrangement inquiétants, métamorphosés par la nuit. Ogres, robots, animaux, formes abstraites, châteaux, démons… Un autre monde (de ciment), d’habitude ignoré par les résidents, sans parler des touristes.


Kito, dans une démarche à la Atget, rend visible (fait exister) et sauve de l’oubli ces aires de jeux qui, j’en suis sûr, sont en sursis : ce pays a le bulldozer chatouilleux. Ces aires de jeux ? Non : musées de sculptures à ciel ouvert, qui valent celui de Hakone, car ils nous rappellent que l’art est fait pour être pratiqué, investi au quotidien (3).

Rendez-vous immédiat avec sa propre enfance pas sage. L’enfance baillonnée, invisible et silencieuse, pas perdue. L’enfance comme manière de voir le monde et d’être affecté par lui. Merveilleux quotidien, si le merveilleux est synonyme de non-savoir. Un monde grotesque et touchant, inquiétant et attirant. Mythes rigolos, peur apaisée par l’humour. D’évidence, le vrai Cool Japan.


Allez, faisons un pari sur l’avenir : les « états d’urgence » et autres « couvre-feux » ne tarderont pas à refaire une apparition au Japon, contribuant par là à l’essor des activités informelles et non-marchandes ; en termes techniques, picoler dans les parcs (4). La nuit. Sans faire trop de bruit pour ne pas avoir la maréchaussée au derché. Le « passe sanitaire » (!) n’est pour l’instant pas envisagé, mais quoi qu’il arrive, il nous restera les parcs pour enfants. Ils nous infantilisent ? Eh bien, d’accord. On va redevenir des enfants (i.e. pervers polymorphes) et ça ne va pas être triste. Transformer nos existences en parcs de jeux loufoques, inventifs et ignorés ? Chiche.


Désertons ce qui nous afflige, disparaissons, investissons les lieux encore respirables, sans traçage ni surveillance, gratuits, poétiques. A défaut de rond-points, je voudrais donner rendez-vous à toutes les personnes de bonne volonté, désirant faire un pas de côté et échapper à la dystopie visqueuse qui nous pourrit la vie depuis deux ans, je voudrais donner rendez-vous, donc, aux gilets multicolores dans ces modestes parcs pour enfants du Japon : s’y émerveiller, s’y éveiller.

Contactez-moi : pubisralouf at gmail.com


(1) D’ailleurs, ça craint vraiment : la dernière librairie indépendante à vendre des livres francophones, Omeisha (Iidabashi), ferme définitivement ses portes sous peu. Sérieusement, stop Amazon, soutenons les petites librairies qui morphlent leur maman encore plus à cause du “Covid”.

(2) J’ai depuis longtemps une grande affection pour les petits parcs pour enfants au Japon. Il y en a partout, mais personne n’y prête vraiment attention, à tort ! Pour moi, ils sont liés à jamais au chef-d’oeuvre traumatique Akira et à la scène du rêve de Tetsuô. Scène bouleversante, qui me fait pleurer à chaque vision ; ce film a été pour moi une vraie scène primitive, je m’en suis rendu compte dernièrement. Cette scène d’une beauté irréelle me semble d’ailleurs bien représenter ce que nous vivons depuis bientôt deux ans : un monde qui à la fois se désagrège et nous tombe dessus, nous expropriant de nous-mêmes et nous laissant dans l’impuissance effrayée. Il est temps que ça change.

(3) Oh, à ce sujet, n’hésitez pas à aller voir la belle installation d’Ayumi Yamamoto pour Archimou : https://revuearchimou.wordpress.com/2020/08/27/%e3%81%8a%e3%81%a6%e3%82%93%e3%81%a8sun/

(4) Ces pitres ont réussi à fermer la place en face de la station Takadanobaba ; à Ikebukuro, le parc près de l’université Rikkyô est vérouillé et surveillé par des flics (résultat : les étudiants font la fête tout autour du parc, adossés contre les murets) ; à Kôenji, les flics ont lâché l’affaire : la place en face de la gare est toujours pleine, tout le monde discute, s’amuse — une chaleur humaine extraordinaire.

2021年9月20日月曜日

Get off the pot and shit in colours

 

(This text was first published in the zine Call And Response is Half Dead)

Quit your band! So is called Ian Martin’s essay about Japanese underground music, published in 2016 by awai books. I won’t write about the content of this book, because I read it quite a long time ago and I have no time to dive back into it anymore: I’m reading Emoji Dick, a translation of Moby Dick into Japanese emoticons and it’s quite time consuming. As well, other folks reviewed the book, in a clever way; they covered the essence of it. No, I mean, I would rather like to go back on the title.

Quit your band! As a member of the electro-contemporary-dreamcore band Lo-shi (two albums released on Ian Martins’s label, buy them or steal them, it’s quite good shit) and of another band called Strasbourg (one self-released album, way worse than Lo-shi but drunk-punk-ambient fans could appreciate it), I often asked myself: why? Jesus, why not quit my bands and become, say, a respectable electro-fishmonger? Oh wait, I know: for the money. With Strasbourg, I’ve earned 557 yens and with Lo-shi, well, I’m still waiting for the royalties to come back in my pocket (Monsieur Martin, if you read me). Forget about money… Glory! In my case, it’s a synonym for polite silence; for a long time, I’ve been touching myself early, and I got the strange premonition it’s going to last. So why persevering in my insignificant sluggish being, why continuing doing musical artifacts vainly (Georges Bataille would gently talk about « unproductive consumption »), with my micro-penis?

Ian Martin’s book title, more than a castrating injunction, is an invitation to ask yourself this kind of questions, and to find some answers (the ghost of Doctor Freud just murmured: « to symbolically enlarge your penis »; fair enough).

For sure, we all do things in society to be loved, recognized, noticed: maybe it’s the core of all arts, music of course included. But let’s go further. While doing stupid music, I have fun. I look for things, scales, textures, samples, rythms; I’m like a child (Freud again: « polymorphously pervert »: I agree). I play, and the game is a serious one. I am focused, busy, absorbed by my pleasant, sometimes hilarious task. In this state of flow, I am exploring soundscapes like a cowboy doing zapoy or I am gardening like an armless stallholder. That’s it: the child state. Pure bliss. (To be honest, I did a mental age test on the internet and in fact I’m 14 years old, on the frustrated and neurasthenic side of the force, but you get the idea). That’s precisely the reason why us, failed artists, staying in that child state, succeed in life. Look at other people, I mean the rotten wannabees or the « true » successful ones! Look at their faces: that’s horrible. Those Burzums from seabeds take themselves too seriously, and their music smells like cornichons (French pickles).

Being in a band (or several), doing gigs, being on a label like CAR, moving inside different porous scenes: all of this allows the mental and retarded experimental artist (I’m mostly talking about myself), the coming off a red wine high post-dadaist fellow to avoid the redoubtable solitude, to get off the pot and shit in colours. The more the merrier: plus on est de fous, plus on rit. Drunk anartists, poetarians from all countries, join the asylum! And fuck capitalism.

2021年5月13日木曜日

les mots saouls d’AI Dungeon





A l’ombre, on ne voit pas le soleil.
Les enfants sont plus petits que les adultes.
De toute façon, on va tous être remplacés par des robots.


Lu récemment dans le New Yorker un article passionnant sur les progrès de l’intelligence artificielle en termes d’écriture. Je vous la fais rapidement, mais en gros le logiciel GPT-3 (ça ne s’invente pas) permet de produire du texte cohérent, singeant le style de n’importe qui, au kilomètre. Il aurait réussi à écrire une suite crédible à La Métamorphose de Kafka à partir du seul incipit, par exemple, ce qui est impressionnant, même si je suis sceptique. Alors, sans doute que pas mal de choses vont changer, ça va être pratique à l’école pour les disserts ou pour automatiser l’écriture de textes pénibles. Pour l’écriture, je ne m’inquiète pas, il suffira de maximiser le signifiant et le signifié pour mettre Gepetto-GPT en PLS. J’imagine les possibilités infinies de s’amuser avec ce séquenceur textuel, de bidouiller les paramètres pour créer toutes sortes de monstres littéraires (la syntaxe de Proust avec le lexique de Rabelais ?), des suites comme Eden Eden Eden 3 (le 2 existe déjà), de faire dérailler le logiciel en gare de Culmont-Chalindrey… De nouvelles activités vont émerger, DJ littéraire par exemple, gromancier, poète cyborg mutantiste dodécaphonique dada, hâte qu’on arrive à ressusciter l’ami Queneau qu’il nous dise ce qu’il pense de tout ça. Un nouveau chapitre va s’ouvrir dans l’écriture automatiquement générée, du poème dadaïste de Tzara au logiciel utilisé par Bowie pour écrire les paroles de je ne sais plus quel album…


Mais aujourd’hui, j’ai envie de parler d’un jeu de rôle en mode texte qui utilise l’intelligence artificielle : AI Dungeon (merci à Kismyder de m’en avoir parlé). Je me souviens vaguement des jeux de rôle textuels sur Amstrad, c’était du genre :


OUVRIR PORTE MONTER ESCALIER ALLER BOUTIQUE JO 2020 ACHETER SLIP OLYMPIQUE MANGER SLIP HURLER LUNE


Certains jeux s’arrêtaient même de fonctionner quand logiquement on se mettait à écrire injures et jurons, ou exigeaient des excuses… Le genre paraissait franchement appartenir à la préhistoire du jeu vidéo, mais en fait non. En 2019, avant la guerre de cent ans, sortait AI Dungeon sur iOS, Android et BlackBerry.


Imaginez un monde généré à l’infini que vous pourriez explorer sans limites, en trouvant continuellement des contenus et des aventures entièrement nouveaux. Et si vous pouviez également choisir une action qui vous vient à l’esprit au lieu d’être limité par l’imagination des développeurs qui ont créé le jeu ? Bienvenue dans AI Dungeon !


AI Dungeon est un jeu d'aventure texte (open-source, bravo) qui utilise le modèle de génération de texte GPT-2 pour générer des intrigues ouvertes et illimitées. Le jeu utilise l'intelligence artificielle formée sur les jeux de chooseyourstory.com pour générer des réponses complexes aux entrées des utilisateurs. Lorsqu'un joueur commence une partie, il est invité à choisir un genre d'histoire, parmi fantasy, apocalyptique, cyberpunk, zombies ou mystère, ou bien parmi d'autres scénarios prédéfinis. Le jeu génère une partie, puis le joueur saisit des commandes de texte, qui permettent de faire évoluer un personnage incarné par le joueur à la deuxième personne. Dans la plupart des actions, l'IA répond en conséquence.



Ce qui me plaît beaucoup dans ce jeu sauvage et charmant, ce sont les nombreuses défaillances de l’IA. On a l’impression de faire une session de jeu de rôle avec un maître de jeu complètement ivre et/ou fou. Si les parties commencent souvent à peu près normalement, très vite tout part en vrille virevoltante. On ne sait plus qui est qui, les personnages changent de nom, les pronoms personnels s’intervertissent, on change d’univers sans préavis, on est pris dans des boucles infinies… C’est merveilleux, parce qu’on ne sait pas à quoi s’attendre. Tout est possible, et comme sur le billard de David Hume, les boules peuvent s’envoler n’importe quand, ce n’est plus de la fantasy ou de la science-fiction mais de la fiction hors-science. Coq-à-l’âne baroco-burlesque, onirisme haut débit, obscénités décomplexées… Aucune loi n’est stable, tout peut se métamorphoser à chaque instant, un peu comme dans… le réel et ses chemins qui bifurquent. AI Dungeon, comme la poésie de Benjamin Péret, est avant tout réaliste, j’en suis certain. Quand le coulommiers de la réalité a fondu, on se retrouve dans le monde d’AI Dungeon, en compagnie d’Alice et du sourire sans chat. Seule différence : l’absence complète de conséquences. On peut vraiment y aller franco de porc, faire ce qu’on veut, la sensation de licence est extraordinaire. Ça m’a fait penser à Un jour sans fin, quand le personnage principal commence à faire n’importe quoi (c’est un arc que le film aurait gagné à approfondir, à mon avis, plutôt que de virer conte moral). Quel exutoire ! De toute façon, j’aime les jeux qui permettent de ne pas sublimer ses pulsions, mais de les assumer : Destruction Derby, Rampage, King of the Monsters (tu le vois l’Arc de Triomphe ? Eh bim, prends-le dans ton visage !), GTA bien sûr, Blood (qui s’en souvient ? Ça allait vraiment loin), Sim City (celui sur Super NES, dans lequel on peut envoyer Godzilla tout casser), Jet Set Radio et son vandalisme coloré… Politiquement aussi, je crois qu’il est grand temps de détruire des mondes, parce que là on n’en peut plus (est-ce que le ras-le-bol est considéré comme une comorbidité ? Si oui je voudrais être vacciné le plus rapidement possible) - AI Dungeon, par la tangente, nous reconnecte à ce qui nous manque le plus dans cette période pénible : l’utopie, la possibilité de bifurquer. Bon, on va encore dire que je délire, comme d’habitude !



Et puis aussi : la lecture redevient ce qu’elle a toujours été : un jeu, mi-fun mi-sérieux, mi-crétin mi-profond. Ça donne plein d’idées. Pour la littérature, la poésie, les paroles de chansons, je sens que GPT pourrait donner des résultats amusants, imprévisibles. On pourrait aussi écrire une histoire bien loufoque, excessive, pas conforme et dire « c’est pas moi c’est l’IA »! L’IA avec 3 grammes dans le sang devient tout de suite plus sympathique, comme si on avait plaqué du vivant sur du mécanique. Je ne raconte pas ce que j’ai vécu dans ce jeu, pas envie de voir la brigade des mœurs ni le GIGN débarquer chez moi. Vous pouvez vraiment imaginer le pire. Ou le meilleur, si vous êtes amateur de Zardoz, de Georges Bataille, de David Lynch et de Pif Gadget.


PS : le titre de cet article est un clin d’oeil au dernier recueil de poèmes de Mickaël Berdugo.



2021年3月15日月曜日

Cartographier la liberté

(sur Postcards from No Man’s Land de former_airline)
 
 

J’ai envie de renouer avec l’utopie. De type fouriériste, et de type FALC pour être précis. Marre du pessimisme réactionnaire, du cynisme, de Houellebecq et compagnie, on en mange midi et soir depuis la fin des années 90, je voudrais qu’on sorte de cette purée de pois, qui prend des proportions hallucinantes, n’est-ce pas. J’ai l’impression de vivre dans un cauchemar debordien, Debord dont la phrase trop célèbre, partout citée : « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » ne me semble plus excessive, au contraire. Visioconférences, apéros sur Zoom, release parties sur Minecraft, concerts en streaming, retour de la messagerie ICQ (!), j’ai même vu dans le quartier d’Uguisudani, Tokyo, des hôtels proposer des casques de réalité virtuelle !.. Et aussi, pour rester dans Debord, dont les analyses se confirment de manière inquiétante, l’un des traits du spectaculaire intégré réside selon lui dans le « présent perpétuel » — on en fait l’expérience tous les jours, ambiance Un Jour sans fin (et un jour moisi) depuis le début de la pandémie.

Ennui. Léthargie. Acédie. On est tous en train de cuire à petit feu dans la marmite immonde du Covid-19, sortie des rêves sadiques d’un homoncule à tête de cachalot macrocéphale, méchant et frustré, décidé à nuire à tout élan un peu généreux, à tout projet vaguement utopiste. Pro-jet : après s’être sorti des sables mouvants de la déprime en se tirant soi-même par les cheveux, se prendre par le col et s’envoyer le plus loin possible — pas simple. Le dernier album de former_airline peut nous y aider.


 

En 2020, trois albums très différents ont squatté mon mange-disque, ou mon mange-stream : dans l’ordre, S1/S2 de Nisennenmondai, Dark Hearts d’Annie (notre Julee Cruise), et Postcards from No Man’s Land de former_airline. Trois approches de l’époque. Trois incarnations du fantôme. Nisennenmondai, un monde disparaît, lentement mais sûrement, dans le brouillard. C’est glacial, austère, l’EP avait réussi à me faire complètement désespérer. Annie, une nostalgie twinpeaksienne, tocsin tendre, délicat, vaguement anxiogène — un album de synthpop qui vérifie que notre cœur est sur ON et en état de marche. former_airline est plus difficile à cerner, mais il encapsule tout aussi bien l’époque, en l’ouvrant vers autre chose. Je vais essayer de m’expliquer ; je sens que ça va encore être du charabia proche du délire, mais je suis comme ça, je délire le réel en espérant l’avoir à l’usure !


former_airline, c’est le nom du projet solo de l’artiste japonais Masaki Kubo, qui a sorti une dizaine d’albums sous différents labels internationaux. Musique post-tout, sous fortes influences krautrock, shoegaze, ambient, dub, post-punk, qui ressemble à plein de choses connues et pourtant donne l’impression de neuf, de frais, d’ouverture. Ce qui sur le papier n’était pas gagné d’avance. Plaisir immédiat du psychédélisme, des rythmes motorik imparables, des rêveries ambientales, de l’humour discret : dès la première écoute j’étais sous le charme. 9 morceaux instrumentaux (à part la dernière piste, « S. Sontag in the Psykick Dancehall », ambient house qui m’a fait penser à The Orb), diversité, variété, et quelque chose de légèrement en suspension, étonné, souriant, qui n’accable pas l’auditeur, mais au contraire le met dans des dispositions bienveillantes d’accueil de l’avenir. Les formes musicales, identifiables et datées, n’ont rien de régressif pour autant, car elles sont animées par de nouvelles narrations possibles. L’ensemble sonne très familier, des noms viennent immédiatement à l’esprit : Neu, Ash Ra Tempel, Harmonia, Slowdive, Eno — pas les pires références, d’ailleurs. On est en terrain connu, rassurant. Mais écouter ces formes musicales dans le chaos de 2021 les emporte vers l’inconnu. Le spectral : toutes les promesses de subversion libertaire, de vie différente, multiculturelle, juste, bariolée, mobile, égalitaire, en un mot cool que ces musiques annonçaient et qui se sont un petit peu pris un gros platane dans le visage.

Alors, on serait donc en pleine spectrologie des « lost futures », ces futurs non advenus qui hantent le présent ? Oui, enfin c’est comme ça que m’est apparu Postcards from No Man’s Land. Masaki Kubo écrit :

It’s a work that I really wanted to release “now” as a record of the sounds before and after the disappearance of casual everyday life into the space occupied by distant memories and the world’s drastic transformation into this new normal. It’s like a letter from someone staring into an unknown emptiness.

Un « maintenant » sous le signe d’un vide inédit, hanté par le passé, la disparition, et pourtant ouvert sur autre chose ? Sur la possibilité presque optimiste de nouveaux récits, qui s’appuieraient sur le passé ? Les impératifs de dépassement, de « table rase », de formes nouvelles qui périmeraient celles du passé ne sont plus d’actualité. On est condamné aux poubelles de l’histoire, et ce qui est bien, c’est qu’au fond tout le monde adore jouer dans les poubelles. Chercher, assembler, modifier, combiner, bouturer, hybrider et voir ce qui se passe. Tous les trucs qui étaient censés appartenir au passé sont en fait toujours là, ils frappent à la porte. Ce que nous rappelle l’album tonique et généreux de former_airline, c’est qu’on a juste devant les yeux, comme la Lettre volée, une carte de la liberté. À nous d’en faire bon usage.

former_airline : Postcards from No Man’s Land

sorti le 28 octobre 2020 (Call and Response Records, Tokyo)

Liste des pistes

Face A

In Today’s World

Postcards from No Man’s Land

Insane Modernities

On the Sea of Fog

Dubby the Heaven

Face B

Paint This December Blue

Destroy What Destroys You

Walking Mirrors

S. Sontag in the Psykick Dancehall

référence : CAR-44

Format : Cassette + code de téléchargement

Prix : ¥1500 +taxes