Encore une manif contre la gentrification à Koenji ? La quatrième, pour être précis.
Ça commence pas un peu à ronronner, cette histoire ?
Eh bien non. Il suffit de voir ce que la JR a osé commettre sous la voie ferrée près de la station, en imposant un complexe prout-prout de restos bobos et autres bars à vin en carton, qui jurent tellement avec les alentours crados du quartier, pour se dire qu’on a raison de se révolter, qu’il faut continuer à faire savoir que non, on n’en veut pas, de cette normalisation répressive. Que cette gentrification, ils peuvent s’en faire des papillotes et se les insérer dans l’orifice de leur choix, car leur projet sent tout simplement l’ennui et la mort.
Rien à dire de particulier sur le déroulement de la manif, ça s’est passé comme les années précédentes, flics en surnombre toujours aussi hébétés, musique toujours aussi bonne (punk, électro, hip-hop en majorité), plaisir de voir des gens qui se parlent, qui vivent, qui rient, malgré les giboulées démobilisatrices. Un peu plus de participation ou de soutien ne ferait quand même pas de mal : cent manifestants pour une ville comme Tokyo, c’est ridicule et déprimant après coup. Pour plus de détails, je renvoie à ce que j’écrivais les années précédentes. Très bonne after party dans un lieu clandestin, avec concert de punk bien énervé et discussions marrantes au balcon, c’est bien de ne pas s’éparpiller après les manifs, ça devrait être toujours comme ça.

Pendant la manif, une pancarte m’a interpellée : « TSUMARANAI MACHI NI SURU NA! », qu’on peut traduire par « n’en faites pas un quartier chiant » et par extension une ville chiante. J’ai repensé à Perec et à son poème « L’inhabitable » :
L’inhabitable
: la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelés, la
terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves
bourbiers, les villes nauséabondes
L’inhabitable : l’architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux
L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste
L’inhabitable
: le parqué, l’interdit, l’encagé, le verrouillé, les murs hérissés de
tessons de bouteilles, les judas, les blindages
L’inhabitable : les bidonvilles, les villes bidons
L’hostile, le gris,
l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les
hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres
d’hôtel
les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d’assises, les cours d’école
l’espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés,
les superbes garçonnières, les coquets studios dans leur nid de verdure,
les élégants pied-à-terre, les triples réceptions, les vastes séjours
en plein ciel, vue imprenable, double exposition, arbres, poutres,
caractère, luxueusement aménagé par décorateur, balcon, téléphone,
soleil, dégagements, vraie cheminée, loggia, évier à deux bacs (inox),
calme, jardinet privatif, affaire exceptionnelle
On est prié de dire son nom après dix heures du soir »
(j’ai souligné ce qui me parle le plus)
L’inhabitable, la ville bidon, la ville chiante. J’ai envie de continuer le poème de Perec.
La ville chiante : une ville où on a honte d’être pauvre. Le contraire : une ville si belle qu’on préfère y vivre pauvre que riche n’importe où ailleurs, pour paraphraser Debord à propos du Paris des années 60.
Une ville où on ne peut pas créer, faire son truc, sans être jugé, ou alors parce qu’on est trop pris par l’esclavage salarié.
Une ville normale, pas psycho-friendy (psycho-friendly, qu’est-ce que c’est ? Fafafafa), une ville sans efflorescence artistique, politique, socio-éthique.
Une ville sans labyrinthe, une ville où on ne peut pas se perdre.
Une ville surveillée, fliquée de partout.
Une ville étroite d’esprit, où personne ne se parle, une ville sans fantaisie, où on n’a pas le droit d’être soi-même dans le devenir de son choix, enfin heureux de jouer son propre rôle.
Une ville sans vie nocturne, sans musique, sans sexualité libre.
Une ville de bourgeois ringards et ressentimentaux, castrateurs d’avoir été castrés toute leur vie ; vraiment il faut se protéger de ses gens-là, ce sont les pires.
Une ville de spectateurs passifs, où rien n’arrivera jamais.
Une ville de familles conformistes et répressives.
Une ville de l’isolement, où on peut crever la bouche ouverte dans le caniveau, symboliquement y compris.
Une ville conçue par et pour des vieux slips consuméristes hétéro-fascistes.
Une ville grise, prétentieuse, de la distinction foireuse de bobos-gogos, faut bien s’habiller bien proprement, parler et écrire bien proprement, comme ça on aura un bon point de la maîtresse.
En gros, la ville bourgeoise telle qu’on la connaît trop bien, anti-bonobo (bohème non-bourgeois). On la subit déjà un peu partout. Et comme si c’était désirable, comme si l’absence de libido était bandante, comme si on était non seulement condamnés à subir ce genre de villes moisies, villes de la pauvreté du vécu, mais à les désirer ! Comme si au contraire, on n’avait pas envie de désirer, délirer, jouer, jouir sans entraves dans un devenir-minoritaire en éventail ! Koenji le permet encore plutôt bien, donc on ne lâche rien.