Certaines œuvres sont plus situées que d’autres : impossible de les appréhender hors du moment précis de leur apparition. Le groupe de post-punk expérimental Nisennenmondai, avec son dernier EP S1/S2, est arrivé à encapsuler le lieu et l’époque— Japon, 2020, en pleine crise sanitaire et sociale du Covid-19 — comme nul autre. A créer une musique qui s’impose par sa puissance allégorique, d’autant plus saisissante qu’il s’agit d’une musique discrète, évanescente, à peine perceptible. La musique, autrefois propulsive, électrisante, d’une tenue et d’une énergie folle de Nisennenmondai n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle semble être désormais sur le point de disparaître dans le vide. Décharnée, rongée par l’absence, elle exprime l’agonie d’une époque, qui paraissait aller de soi, vouée à se perpétuer. L’époque des lives incessants (500 lives houses à Tokyo, ou quelque chose comme ça), des rencontres fortuites, des hybridations non-homologuées, l’époque qui a vu vivre et se déployer la sensibilité de tant d’artistes, tous singuliers, mais unis par une éthique indé, et proliférer mille et une scènes poreuses, souvent connectées entre elles.
Un soir, dans un resto de Nishi-Ogikubo, j’ai demandé à un ami, très actif dans ce milieu, ce qu’il souhaitait pour la scène indé japonaise. Sa réponse, qu’elle reste la même, m’avait un peu déçu. Bon eh bien, je comprends mieux maintenant. Qu’elle reste la même, c’est-à-dire qu’elle reste dynamique, diverse, pleine de promesses. Mais c’est trop tard. Visiblement, le sale type nommé C. Orona a prévu de s’incruster un peu plus longtemps que prévu, les salles de concerts et autres live bars tombent comme des mouches, plus de concerts, ou presque (les concerts en ligne sont un pis-aller, mieux que rien, mais c’est déprimant en définitive)… Bref ça sent mauvais à court et moyen terme. La musique de Nisennenmondai, autrefois d’une emprise totale, presque autoritaire, sur l’auditeur, le plongeant dans des états proches de la transe, ne nous regarde plus, se désintéresse de nous. Un beat lointain, des échos, dans une atmosphère raréfiée. Un abattement, une sidération tentée par le silence, une angoisse diffuse. Voici notre époque, ce qu’a réussi Nisennenmondai à me faire ressentir.
Chant du cygne, (non) baiser d’adieu ? Il y a de ça, certainement. Mais pas seulement : même spectrale, cette musique résiste à l’anéantissement. Cet EP, pour aussi fantomatique qu’il puisse être, témoigne aussi de la permanence d’une volonté d’être, et de l’espoir d’un renouveau. Ça sera bientôt le moment d’inventer à la fois de nouveaux récits et de nouvelles narrations.
Il n’y a qu’à voir Tokyo en ce moment. L’autre jour, je suis allé me promener à Asakusa, d’habitude blindé de touristes. Ambiance Sergio Leone dans Nakamise, la rue commerçante qui mène au temple Senso-ji. Temps figé, personne, silence extraordinaire. Un quartier encore plus “décors de cinéma” que d’habitude, impression que tout pourrait disparaître le lendemain. À Shinjuku, loin de la station, au quinzième étage : les gratte-ciel crypto-freudiens scintillaient au loin comme un brasier, enveloppés de brume. J’ai écouté le dernier Nisennenmondai, puis Neroli de Brian Eno (un autre album un peu austère sur les bords). Mélancolie totale — et en négatif, le souvenir de mon premier séjour au Japon, en 2003–2004, de l’enthousiasme sans partage, du rêve d’allégement pop, des possibles qui s’ouvraient en éventail. Eh bien, sortie progressive du flow : nous voilà condamnés à être hantés par des futurs qui se sont méchamment viandés dans le caniveau, j’en ai peur.
Et bientôt, il faudra pourtant convertir cette mélancolie en autre chose, en colère par exemple, et repasser un coup de fil à notre amie Utopie. Après l’écoute, pas tout à fait au top de la joie de vivre, j’ai consulté ce cher Brian Eno en tirant des cartes Stratégies Obliques. La première : be dirty. La deuxième : don’t be affraid of clichés. La troisième et dernière : Bridges -build -burn. Merci Brian, c’est noté, voilà peut-être quelques pistes pour donner tort à cette buse de Houellebecq, qui écrivait que le monde d’après serait le même, en pire.
À noter : tous les fonds récoltés par la vente de cet EP seront reversés à la live house Ochiai Soup, lieu incontournable de la musique expérimentale tokyoïte.
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